Soixante-treizième session,
93e & 94e séances plénières - Matin & après-midi
AG/12159

Instrument d’ingérence ou de défense des droits de l’homme, la responsabilité de protéger divise l’Assemblée générale

Signe de la controverse qui entoure ce concept de droit international relativement jeune, l’Assemblée générale a organisé, aujourd’hui, pour la troisième fois seulement depuis sa formulation officielle en 2005, un débat sur la responsabilité de protéger.  Plusieurs États Membres ont à cette occasion dénoncé les « zones d’ombres » entourant ce principe, voire son « utilisation sélective » pour justifier une ingérence dans les affaires « d’États plus faibles ».  D’autres, au contraire, ont appelé l’Assemblée à s’emparer davantage de ce concept fondamental de défense des droits de l’homme, voire d’y consacrer un instrument international dédié.

Les dirigeants du monde entier ont entériné à l’unanimité la responsabilité de protéger en réponse aux génocides qui ont été perpétrés au milieu des années 1990 au Rwanda et à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, a rappelé à l’entame du débat la Chef de Cabinet du Secrétaire général, Mme Maria Luiza Ribeiro Viotti, en référence au Sommet mondial de 2005.  C’est en effet à cette occasion, à New York, que la responsabilité de protéger, souvent appelée « R2P », est née en tant que norme du droit international.

« C’est à chaque État qu’il incombe de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité », énonce ainsi le Document final du Sommet, adopté par tous les gouvernements de l’époque lors de la soixantième session de l’Assemblée générale.  « Ce devoir comporte la prévention de ces crimes, y compris l’incitation à les commettre, par les moyens nécessaires et appropriés », précise le document.

Or, 14 ans plus tard, les activités criminelles contre les civils, notamment les femmes et les enfants, prolifèrent, sans parler des violences sexuelles et des attaques prenant pour cible des minorités ethniques, dont certaines pourraient être considérées comme des crimes de génocide, a déploré Mme Ribeiro Viotti.  « Aucun de ces crimes n’est inévitable », a-t-elle ajouté, appelant les États Membres à bâtir, dans le cadre de ce troisième débat sur la R2P, un consensus pour apporter les réponses nécessaires. 

Venue présenter le rapport du Secrétaire général sur la « Responsabilité de protéger: enseignements tirés de l’expérience en matière de prévention », la Chef de Cabinet a toutefois reconnu les craintes légitimes nourries par certains pays envers la R2P, un principe qui comporte selon elle un « risque du deux poids, deux mesures » et « d’utilisation sélective ».  D’où l’importance d’en débattre, a estimé Mme Ribeiro Viotti, soulignant la concomitance opportune de la réunion d’aujourd’hui avec le lancement par M. António Guterres de la Stratégie des Nations Unies pour la lutte contre les discours de haine, le 18 juin dernier.

Le débat, parfois vif, qui s’en est suivi s’est articulé autour de trois principaux thèmes: le devoir individuel qu’a chaque État de protéger sa population et prévenir les crimes dont elle pourrait être victime; la responsabilité de la communauté internationale de prendre des mesures préventives, diplomatiques ou autres, pour renforcer les institutions des États Membres en ce sens; et, enfin, lorsqu’un État manque manifestement à la responsabilité de protéger, la conduite d’actions collectives, conformément à la Charte des Nations Unies, pour protéger les populations.

La souveraineté de chaque État, qui constitue un droit en soi, implique aussi des responsabilités, y compris celle de protéger sa population, ont estimé les Émirats arabes unis, posant ainsi les bases du premier volet.  Les pays européens prennent cette responsabilité très au sérieux, a, quant à elle, affirmé l’Union européenne (UE), dont les membres ont nommé des « personnes référentes pour les questions relatives à la responsabilité de protéger à l’échelle nationale ».  Nous ne sommes pas les seuls, a poursuivi l’UE, citant les résultats positifs obtenus lors des réunions annuelles des personnes référentes à l’échelle nationale qui ont eu lieu à Helsinki, en juin 2018, et à Bruxelles, en mai 2019, durant lesquelles toutes les régions du monde étaient représentées.  Encouragée par ces avancées, la Slovénie a appelé tous les pays n’ayant pas encore nommé de personnes référentes sur la R2P à le faire dans les plus brefs délais.

De nombreux pays ont estimé que la responsabilité de protéger passait par le devoir de chaque pays de gérer sa diversité comme une force et non comme une faiblesse.  Le Costa Rica a ainsi appelé les États Membres à éviter les discours de haine, susceptibles de dégénérer en génocides, crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.  Il est également important de renforcer les mécanismes d’état de droit pour refléter la société dans son ensemble, a estimé le pays, et ce, afin d’éviter les discriminations envers certains groupes.  De telles discriminations s’incarnent notamment aujourd’hui dans l’islamophobie, a déploré à sa suite le Pakistan, affirmant que, dans certaines régions du monde, le sentiment antimusulman était instrumentalisé de manière dangereuse par la classe politique pour se faire élire.

Il existe en effet un décalage entre l’établissement progressif de cadres normatifs nationaux pour la protection des civils et le respect dans les faits des droits des populations, ont constaté les Îles Marshall, au nom des petits États insulaires en développement du Pacifique.  Même constat chez les pays baltes, qui ont dénoncé le décalage de plus en plus grand entre les promesses et le vécu des populations vulnérables.  « Il faut agir avant que les atrocités ne soient commises, car une fois que la violence se déchaîne les capacités d’agir sont limitées », ont-ils déclaré, appelant à mieux traduire les signes d’alerte précoce en opportunité d’action concrète et à intégrer davantage ces mécanismes d’alerte dans les dispositifs nationaux.  Chaque État doit également œuvrer au renforcement de sa société civile et de ses médias, ont ajouté les pays baltes, car les militants et les journalistes contribuent aux systèmes d’alerte précoce.

De nombreux États Membres ont par ailleurs souligné le rôle de la communauté internationale dans la prévention des crimes visés par la R2P. 

Cette responsabilité n’incombe pas uniquement à l’ONU, mais également aux organisations régionales, a déclaré l’Australie, estimant que ces dernières étaient souvent mieux placées pour identifier les défis sécuritaires émergeants et mettre en place des mécanismes d’alerte précoce innovants, comme dans le cadre du Partenariat Asie-Pacifique pour la prévention des atrocités.  La Mission régionale d’assistance aux Îles Salomon (RAMSI) fournit justement un bon exemple d’intervention rapide pour la prévention des crimes dans la région, a souligné de son côté Nauru, au nom du Forum des Îles du Pacifique.  Créée en 2003, cette mission a été conçue comme un partenariat entre les Îles Salomon et 15 pays de la région du Pacifique, afin de jeter les bases de la stabilité à long terme du pays.

De nombreux pays ont encore souligné le rôle de premier plan devant être joué par l’ONU pour prévenir les crimes atrocités.

Cependant, le Conseil de sécurité semble à l’heure actuelle bien trop divisé pour agir à temps, a déploré le Danemark, au nom du Groupe des amis de la responsabilité de protéger, qui se compose de 51 États Membres et de l’UE.  Le pays a appelé à améliorer la coopération entre le Conseil de sécurité et le Conseil des droits de l’homme afin que ce dernier soit plus rapidement mis au courant des situations menaçant les droits de l’homme.  « La R2P repose sur les épaules de tous les États Membres », a insisté le Danemark.  L’Assemblée générale et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont en effet le devoir de pallier l’incapacité du Conseil à faire face aux crimes atroces, a renchéri la Norvège, au nom du Groupe des pays nordiques, appelant à utiliser davantage les missions d’établissement des faits des Nations Unies pour y parvenir.  C’est ce qu’a fait l’Assemblée avec succès en 2016, a rappelé Oslo, avec la création du Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Syrie depuis mars 2011.  C’est aussi ce qu’a fait le Conseil des droits de l’homme en 2018, avec la création du Mécanisme d’enquête indépendant pour le Myanmar.

Le Conseil de sécurité devrait en outre mieux utiliser les conseils spéciaux et mécanismes d’experts sur la responsabilité de protéger, en les invitant davantage à venir s’exprimer à New York sur les questions d’alerte précoce, a estimé la Slovénie, demandant également au Conseil de planifier davantage d’exposés avec la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et les membres de missions d’établissement des faits.

Le Conseil doit en outre comprendre que le droit de veto n’est pas un privilège, mais une responsabilité internationale, a déclaré le Mexique, qui s’exprimait aussi au nom de la France.  Citant l’Initiative franco-mexicaine, à laquelle souscrivent désormais 120 États, le pays a appelé les membres permanents du Conseil de sécurité à s’engager à ne pas utiliser leur veto dans les cas d’atrocités de masse.  « Il est indéfendable d’utiliser le droit de veto à des fins politiques », a insisté le Mexique.  D’autres États Membres, comme les pays baltes, ont appuyé le Code de conduite du Groupe ACT « Groupe Responsabilité, cohérence et transparence », qui appelle les membres du Conseil de sécurité, permanents et non permanents, à ne pas voter contre un projet de résolution destiné à prévenir ou mettre fin à des atrocités de masse.

Plusieurs États ont également estimé que la communauté internationale devait s’investir davantage pour appuyer les organisations locales de défense des droits de la personne, soutenir les organisations de femmes et de jeunes et lutter contre les discours de haine par des moyens innovants.  C’est notamment le cas en Europe, s’est enorgueilli l’UE, où la Commission européenne a mis en place un dispositif de coopération entre les organisations de la société civile qui surveillent les contenus publiés en ligne et les entreprises d’informatique qui peuvent les retirer.

Pour aller plus loin dans ces différents domaines, l’UE et ses membres ont appelé à l’élaboration d’un instrument international sur la responsabilité de protéger, une position loin de faire l’unanimité parmi les États Membres. 

Ce n’est pas l’absence de moyens légaux à notre disposition, mais le manque de volonté politique d’agir qui pose un problème, a ainsi estimé le Pakistan, opposé à l’idée d’inscrire la R2P dans un instrument international spécifique.  « Rien ne suggère que la notion de R2P a transformé l’attitude des États Membres », a insisté Islamabad, jugeant que l’édifice soutenant ce principe était de plus en plus fragile.  Certains instruments internationaux existent déjà en la matière et permettraient, s’ils étaient respectés, de faire avancer la R2P, ont estimé les Émirats arabes unis, appelant notamment la communauté internationale à ratifier la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. 

La question de l’intervention de la communauté internationale dans les cas où la prévention échoue a fait l’objet d’une controverse plus vive encore.  Si de nombreux États Membres ont estimé que l’ONU se devait d’agir lorsqu’un État manquait à sa responsabilité de protéger sa population, d’autres ont toutefois dénoncé le manque de clarté du principe de la R2P, voire son instrumentalisation.

Le concept de responsabilité de protéger n’est pas une invitation à intervenir, a notamment estimé le Soudan.  Une action ne peut avoir lieu que lorsque tout le reste a échoué, a ajouté le Rwanda, précisant que les interventions devaient s’abstenir de toute tentative visant à obtenir un changement de régime et se concentrer sur la nécessité de sauver des vies.  De ce point de vue, le Brésil aurait ainsi souhaité que le rapport du Secrétaire général établisse une « séparation plus marquée entre prévention et réaction ».  Il faut aussi résister à la tentation de se référer au concept « d’atrocité criminelle », qui n’est pas défini par le droit international, a appelé Brasilia, estimant qu’il existait des crimes « atroces » ne faisant pas partie de la R2P, comme le crime d’agression. 

Nous sommes également préoccupés par l’absence de précision dans la définition de la R2P et de sa portée, a déclaré la Bolivie, regrettant la persistance de « zones d’ombres ».  Dans quel cas un État ne protège pas sa population?  Quelles en sont les conséquences?  Comment empêcher que la R2P soit utilisée comme une excuse pour des interventions à visée politique et économique déguisées en humanitarisme?  Comment éviter que la responsabilité de protéger ne devienne un outil d’ingérence dans les affaires intérieures des États? s’est interrogée la Bolivie.  Il semble que la R2P masque une politique du « deux poids, deux mesures » de la part de certains pays « racistes et aux visées expansionnistes », a poursuivi la Bolivie.  Aujourd’hui, « le chapitre de l’ingénuité de l’interventionnisme humanitaire » est bel et bien clos, a insisté le pays, rejetant l’inclusion de la R2P à l’ordre du jour de la prochaine session de l’Assemblée générale. 

L’organisation de séances comme aujourd’hui pour politiser le concept de la R2P et approfondir les divergences au sein de l’Assemblée générale sur des questions humanitaires nobles témoigne d’un manque total de professionnalisme, a surenchéri la Syrie, dénonçant l’interventionnisme de certains gouvernements, qui prétendent vouloir protéger les civils dans des pays comme la Libye au nom de la R2P, alors qu’ils ne cherchent qu’à épuiser leurs ressources et porter atteinte à leur intégrité nationale.  « Les gouvernements qui défendent la R2P ont un palmarès impressionnant en matière d’agression et d’occupation », a ironisé Damas, précisant que les mêmes États qui sont intervenus en Libye ont également commis des crimes de guerres en Syrie et en Iraq.  Pourquoi accepterions-nous votre instrumentalisation de ce principe pour mener des attaques contre des États Membres?  « On veut nous faire revenir au temps de la Ligue des Nations, une époque de mise sous tutelle des Nations non dominantes », a encore la Syrie.  La R2P n’est qu’une tentative des États puissants visant à faire de l’ingérence dans des États plus faibles, a également estimé la République populaire démocratique de Corée (RPDC).  On ne doit pas laisser le principe de la R2P être instrumentalisé ou détourné par un pays ou un groupe de pays à des fins politiques, s’est indigné à son tour le Myanmar, appelant à ce que la détermination des crimes de génocide, crimes de guerre, nettoyages ethniques et crimes contre l’humanité se fonde sur des informations factuelles, impartiales et objectives.

Il n’est pas étonnant que les pays qui s’opposent à la responsabilité de protéger soient ceux qui commettent des atrocités contre leur population, a ironisé le Royaume-Uni, citant le Myanmar et la Syrie.  Plus apaisant, le Portugal a, quant à, lui proposé d’améliorer la cohérence et la clarté du concept de responsabilité de protéger en le rattachant à celui, bien établi, de la responsabilité des États pour des actes illicites commis sur le plan international.

 

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