Dix-huitième session,
3e et 4e séances - matin et après-midi
DH/5432

Instance permanente sur les questions autochtones: partager les connaissances traditionnelles, oui, mais pas « à titre gracieux »

La deuxième journée de la session annuelle de l’Instance permanente sur les questions autochtones a été marquée par les interventions de représentants kanaks, samis, quechuas, maoris, navajos, métisses de l’Ontario et touarègues, ces derniers ayant tous souligné les vertus environnementales et médicinales de leurs connaissances traditionnelles, qu’elles se fondent sur les racines de plantes ou l’urine et les poils d’animaux.  Nombre d’entre eux ont toutefois dénoncé le risque « d’appropriation culturelle » de leurs connaissances par les États, d’où l’appel du représentant de la réserve indienne de Tulalip à ne pas partager ces savoirs « à titre gracieux ».

« Nous vivons en interdépendance avec la Terre », a déclaré M. Elifuraha Laltaika, membre tanzanien de l’Instance permanente, à l’entame de cette discussion autour du thème, « Connaissance traditionnelle: développement, transmission et protection ».  À ses yeux, les peuples autochtones, qui occupent près d’un quart de la surface terrestre, jouent un rôle déterminant dans la préservation de l’environnement, grâce à leurs connaissances traditionnelles acquises au fil des siècles.  Ces dernières, a-t-il précisé, se transmettent à travers les légendes, chansons et contes que les anciennes générations enseignent aux nouvelles.  Aux yeux de M. Laltaika, l’un des grands défis pour les peuples autochtones consiste à intégrer ces connaissances traditionnelles à l’arsenal juridique et administratif des États. 

Les peuples autochtones sont également les premiers à souffrir des conséquences des changements climatiques et, partant, les mieux placés pour comprendre et s’adapter à ces changements, a ajouté M. Elliot Harris, Sous-Secrétaire général de l’ONU chargé du développement économique et Économiste en chef du Département des affaires économiques et sociales (DESA).  M. Harris a, par conséquent, estimé que les connaissances traditionnelles de ces peuples devaient faire partie intégrante des solutions à l’étude pour lutter contre les changements climatiques.  « Les peuples autochtones doivent être assis à la table où les mesures sont prises », a-t-il insisté. 

« Ce ne sont pas des connaissances que l’on peut échanger à titre gracieux », a cependant mis en garde M. Preston Hardison, analyste politique auprès de la réserve indienne de Tulalip, aux États-Unis.  Pour M. Hardison, sans un volet efficace de protection des droits, la collaboration et l’échange de connaissances traditionnelles des peuples autochtones avec les États et la communauté internationale présentent en effet des risques « d’appropriation culturelle ».  D’ailleurs, a précisé M. Hardison, ces connaissances ne se transmettent pas uniquement de génération en génération, mais aussi par des « liens spirituels et émotionnels liés à la Terre nourricière », qui s’écartent selon lui des modes de transmission des connaissances occidentaux.  « Il ne faut pas accéder aux connaissances traditionnelles sans le consentement des peuples concernés », a-t-il insisté.  « Et il ne faut pas les utiliser de manière abusive ».

Il existe pourtant des exemples de partage des connaissances traditionnelles bénéficiant mutuellement aux autochtones et aux autorités étatiques, a déclaré Mme Henrietta Marrie, professeur à l’Université Central Queensland, en Australie.  Par exemple, dans le nord de l’Australie, des chercheurs emploient les méthodes traditionnelles aborigènes pour la gestion des incendies et la réduction des émissions de gaz à effet de serre.  Selon Mme Marrie, les connaissances traditionnelles devraient être respectées au même titre que d’autres systèmes de connaissance.  Malheureusement, fort est de constater que tel n’est pas le cas, a-t-elle déploré, comme en témoignent selon elle les lacunes des systèmes éducatifs nationaux, l’inadaptation des droits fonciers, les déplacements d’autochtones de leur territoire et la perte de transmission du savoir des « anciens » aux jeunes générations.  Sur plus de 6 000 langues autochtones, lesquelles concourent à la transmission des connaissances traditionnelles, 40% sont menacées de disparition, a précisé Mme Marrie, appelant à lutter contre « l’homogénéisation culturelle » qui se produit à une « vitesse phénoménale ». 

« Permettez-moi de vous raconter mon expérience de transmission du savoir avec ma grand-mère », est intervenue Mme Saoudata Aboubacrine, Coordonnatrice de l’Association Tin Hinane pour les femmes touarègues au Burkina Faso.  « Ma grand-mère était une guérisseuse traditionnelle réputée », dont les recherches à base de racines de plantes, d’urine et de poils d’animaux, ainsi que de roches alentours ont permis non seulement de calmer les souffrances de nombreux patients, mais également d’aboutir à une méthodologie pour distinguer les plantes nocives de celles ayant un usage médicinal, le tout sans détériorer la nature.  « Si elle en est arrivée là, c’est qu’elle a su apprendre de ses aînés à une époque où l’on vivait encore en symbiose avec la nature », a déclaré Mme Aboubacrine, ajoutant que, du fait de l’inadaptation du système scolaire et des changements climatiques, elle n’avait pas pu bénéficier elle-même de cette même chance.  Toutefois, Mme Aboubacrine a été en mesure, en combinant les contes et légendes de sa grand-mère avec ses propres expérimentations, de concocter des traitements pour les malades atteints de dysenterie.  De son expérience personnelle, Mme Aboubacrine a retiré la nécessité de pérenniser les connaissances traditionnelles par la transmission orale. 

Faisant écho à son appel, plusieurs représentants ont décidé, durant la séance d’aujourd’hui, de céder leur temps de parole à des représentants de peuples autochtones.  Ce fut notamment le cas de M. Jens Dahl, membre danois de l’Instance permanente sur les questions autochtones, qui a laissé sa place à un représentant Sami, venu chanter dans l’une des langues de son peuple menacées d’extinction.  Mme Carolyn Bennet, du Canada, a également remis son micro à un représentant de la Nation métisse de l’Ontario.  Ce dernier s’est enorgueilli du fait que, « en dépit de pratiques génocidaires », le peuple métisse ait été en mesure de conserver sa culture et ses connaissances, grâce notamment à l’engagement des jeunes auprès des anciens.  « Nous passons des heures et des heures avec ceux qui connaissent la Terre », a-t-il expliqué.  Enfin, ce fut le cas de Mme Terri Henry, membre américaine de l’Instance permanente, qui a passé son tour au profit d’un représentant de la Nation navajo.  « J’aimerais que nous puissions prendre la parole au nom de notre Nation dans les instances internationales », a-t-il dit, refusant que l’on parle en son nom.  « Nous vivons des atrocités au sein de la Nation navajo », a poursuivi le représentant autochtone, précisant que des kilomètres carrés du territoire navajo étaient progressivement grignotés par l’exploitation industrielle aux États-Unis. 

L’expropriation des terres va de pair avec la confiscation des ressources terriennes, a déploré à son tour M. Hugo Tacuri, de la tribu des Quechuas au Pérou.  « Nous avons été traités comme des citoyens de deuxième classe pendant plus de 200 ans, et aujourd’hui très peu de choses ont changé », a-t-il poursuivi, condamnant la « diabolisation » de la culture de coca, depuis la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 organisée par les Nations Unies.  Or, la feuille de coca pourrait aider à réduire les problèmes de malnutrition et d’anémie chez les peuples autochtones, a déploré le représentant Quechua, saluant toutefois le retour en grâce de la mastication de la feuille de coca depuis 2013 qu’il a vu comme « un pas dans la bonne direction ».  Outre l’annexion de territoires et de ressources, l’appropriation culturelle sans rétribution est un problème de taille qui a empêché le peuple Maori de bénéficier de la diffusion de ses propres connaissances traditionnelles, a quant à elle, regretté Mme Nanaia Cybelle Mahuta, Ministre du développement Maori et du gouvernement local de la Nouvelle-Zélande, appelant à des changements structurels dans son pays pour mieux partager les avantages liés aux connaissances traditionnelles. 

Entre autres exemples d’adaptation structurelle, M. Uula Juhan-Tuomma Magga, de l’Organisation de la jeunesse Sami de Finlande, a dénoncé l’inadaptation des lois finlandaises concernant l’élevage de rennes, qui est à la base des modes de subsistance de son peuple.  En Norvège ou en Suède, a-t-il indiqué, seuls les Samis peuvent élever des rennes.  Mais en Finlande, notre tradition n’est pas protégée et tous les individus peuvent pratiquer la renniculture.  Le représentant a par conséquent appelé la Finlande à voter des lois pour protéger cet héritage.  Dans le même ordre d’idée, Mme Subama Mapou, de l’Institut Kanak des plantes, de l’artisanat et des langues autochtones, a appelé la France à protéger davantage les connaissances traditionnelles kanakes en matière de plantes, notamment en octroyant le statut de peuple autochtone aux peuples originels des territoires colonisés par la France.  Mme Mapou a également demandé que la protection des savoirs traditionnels kanaks soit inscrite dans la loi en Nouvelle-Calédonie.  Même son de cloche en Guyane française, a déclaré M. Christophe Pierre, du Grand conseil coutumier des peuples amérindiens et businenges, où nous ne sommes toujours pas reconnus en tant que peuple autochtone par la France.  Quant aux lois existantes de protection de nos connaissances traditionnelles, a-t-il ajouté, elles ont été adoptées sans notre participation. 

L’une des solutions consiste à construire des systèmes de propriété intellectuelle équilibrés, a estimé Mme Rebecka Forsgren, de la division des connaissances traditionnelles de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).  Selon elle, l’utilisation par les peuples des normes relatives à la propriété intellectuelle peut en effet contribuer à la protection et au contrôle de nombreux éléments de leurs connaissances traditionnelles.  M. Les Malezer, membre australien de l’Instance permanente, a toutefois appelé l’OMPI à utiliser une partie de son budget ordinaire pour financer davantage la participation des peuples autochtones aux discussions sur les sujets de propriété intellectuelle les concernant.  Il y a un fonds d’affectation spéciale pour financer cette participation, a rappelé M. Malezer, déplorant le peu de participation des États Membres à ce fonds.

Abordant en fin de séance la question des futurs travaux de l’Instance permanente sur les questions autochtones, M. Gervais Nzoa, membre camerounais de l’Instance, a mentionné les thèmes suivants: la mise en œuvre du Programme de développement durable à l’horizon 2030; la mise en œuvre des recommandations de l’Instance permanente par les États Membres; le principe non contraignant de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones; la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur les changements climatiques; la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) relative aux peuples indigènes et tribaux; l’examen de l’Instance permanente, dont les travaux n’ont jamais été évalués jusqu’ici; la participation des peuple autochtones aux instances des Nations Unies; et la révision du mandat du Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones.  À cette occasion, Mme Jean Whitehorse, de l’American Indian Movement (AIM), a dénoncé la stérilisation forcée des femmes autochtones aux États-Unis.  Elle a appelé l’Instance permanente à se saisir de ce sujet, y compris par la réalisation d’une étude sur la question. 

Intervenant en fin de réunion, l’acteur américain et militant climatique, M. Alec Baldwin, a appelé à préserver les connaissances traditionnelles pour lutter contre les changements climatiques.  Regrettant l’expropriation continue des peuples autochtones de leur terre, M. Baldwin a célébré ces « héros qui meurent pour protéger les forêts du monde contre l’agro-industrie, les drogues et le braconnage ».  Si vous voulez vraiment lutter contre les changements climatiques, a-t-il conclu, donnez aux peuples qui protègent les forêts du monde les moyens d’agir.

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