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Les Conventions de Genève:
Protéger les populations en temps de guerre


Par Yves Sandoz
Directeur du droit international et de la communication
Comité international de la Croix-Rouge

L'écart énorme entre la bataille qui est à l'origine du droit humanitaire et les guerres généralisées qui impliquent pratiquement toute la population de vastes territoires, entre les fusils du 19ème siècle et l'arme atomique, ainsi que l'évolution considérable du monde ces cinquante dernières années - décolonisation, fin de la guerre froide, accélération sans précédent de la croissance démographique et apparition de très graves atteintes à l'environnement - nous posent une double question : les normes contenues dans les Conventions de Genève sont-elles encore adéquates ? La place du droit international humanitaire dans l'ordre international est-elle pertinente ?

Le droit international humanitaire dans son acception moderne trouve son origine dans la Convention de Genève de 1864. Les Conventions de Genève sous leur forme actuelle, sur lesquelles repose aujourd'hui l'édifice du droit international humanitaire, ont eu cinquante ans en août de cette année. L'objectif essentiel du droit humanitaire a toujours été d'interdire toute forme de violence qui ne soit pas justifiée par des impératifs militaires, et cela reste certainement un point essentiel si l'on veut protéger les victimes potentielles - les blessés, les prisonniers, les civils - contre des attaques injustifiées.

Le droit international humanitaire ne voulait répondre à son origine qu'à un objectif très précis, celui de traiter avec humanité les blessés et malades sur le champ de bataille. Reposant sur l'expérience et l'émotion d'Henry Dunant devant l'abandon des blessés laissés sans soins à la suite de la terrible bataille de Solférino, il avait des racines plus anciennes et profondes, notamment chez Rousseau, qui affirme dans le Contrat social que "la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin" et que dès que les soldats se rendent ou posent les armes "cessant d'être ennemis ou instruments de l'ennemi, ils redeviennent simplement hommes".

Malgré l'ampleur prise par les guerres et une évolution technologique sans précédent, le droit international humanitaire a continué de se développer, mais davantage par rapport à son fondement inspiré par Rousseau que par rapport à l'objectif très précis qu'il avait au départ.

Le développement considérable des armements a toutefois conduit les Etats à poser quelques limites supplémentaires, notamment l'interdiction de bombarder, affamer ou terroriser les populations civiles pour faire plier l'ennemi, de même que l'obligation de garder une certaine proportion entre l'avantage militaire attendu d'une attaque et les dommages incidents que celle-ci risque de causer aux personnes et biens civils. La protection de l'environnement naturel a par ailleurs fait timidement son entrée dans la philosophie du droit humanitaire.

Peut-on dès lors en déduire que les Conventions de Genève et leur Protocoles additionnels restent aujourd'hui des instruments adéquats par rapport au rôle que l'on attend d'eux ? Dans leur ensemble et par rapport à la fonction qu'ils doivent jouer, ces instruments gardent certainement leur pertinence et les quelques adaptations qu'ils mériteraient au vu des expériences faites ne justifieraient probablement pas le prix et l'incertitude d'une refonte totale de ces textes. Deux éléments méritent toutefois une réflexion particulière.

Le premier touche les règles réaffirmées et développées dans le Protocole additionnel I de 1977 concernant la conduite des hostilités. Restant au niveau des principes, la portée concrète de ces règles mérite une nouvelle réflexion, notamment au vu d'expériences récentes. Quelle est l'exacte définition d'un objectif militaire, l'ampleur acceptable des dommages incidents, les limitations imposées par la protection de l'environnement, toutes ces questions doivent être revues sur la base d'expériences pratiques pour donner à chacun, en particulier aux militaires, une vision plus précise, et si possible universellement agréée, de leur contenu.

Le second réside dans les nombreuses violations du droit humanitaire, qui doivent nous interpeller sur les moyens de les faire mieux respecter. Pour ce faire, il faut chercher à mieux comprendre les causes des violations. A côté de l'ignorance, il y a aussi, souvent hélas, le mépris. La vaste enquête entreprise par le CICR auprès de victimes de la guerre dans de nombreuses situations conflictuelles démontre que bien souvent les normes humanitaires ne sont pas violées par ignorance, mais délibérément. Et cela pour deux raisons principales: soit parce que ces normes sont contraires aux objectifs politiques de ceux qui mènent la guerre; soit parce que ceux qui se battent se sont déconnectés de la société et agissent en dehors des normes sociales traditionnelles. Face à ces pratiques pourtant contraires au droit international humanitaire, tels les déplacements forcés ou l'implantation de sa propre population dans des territoires occupés, les organisations humanitaires sont impuissantes. Dans ces situations, le droit humanitaire n'est plus cet îlot d'humanité inviolable et incontestable qu'il est censé être et ces organisations en sont alors réduites à chercher à protéger l'intérêt immédiat des victimes, soit à éviter les meurtres, viols ou autres mauvais traitements. De facto, on a donc réduit la portée du droit humanitaire.

Ces compromis sont-ils des compromissions?

Je ne le pense pas dans la mesure où il est clairement établi et proclamé que cette adaptation de l'action humanitaire n'est en rien l'acceptation d'un affaiblissement des normes. Mais cette "politisation", ou cette "pollution" du droit humanitaire est d'autant plus préoccupante qu'elles forcent même parfois les organisations humanitaires à abandonner le terrain. C'est notamment le cas dans des guerres à tendance génocidaire où l'humanitaire n'a plus aucune place, ou dans des situations de désordre généralisé, où il n'y a guère d'autre loi que celle du plus fort. On n'hésite plus dès lors à piller les convois humanitaires ou à tuer ses agents, qui n'ont plus d'autre choix que de partir. La persuasion, seule "arme" des organisations humanitaires, n'est alors plus suffisante. C'est alors que la réflexion sur d'autres moyens prend toute son importance, notamment sur la répression pénale, la pression collective et l'intervention armée. En réalité, on assiste probablement à une évolution fondamentale du rapport entre le droit international humanitaire et l'ordre international. A l'origine, le droit international humanitaire ne remettait pas en cause la guerre elle-même. La limitation par le Pacte de la Société des nations, puis l'interdiction par la Charte de l'ONU de toute guerre internationale offensive ont marginalisé le droit international humanitaire, qui est devenu une bouée de sauvetage en cas de violation du droit international général.

Que peuvent faire les Nations Unies pour renforcer les Conventions de Genève?

Le combat contre l'impunité a rencontré ces dernières années un écho très fort dans le public et la création par le Conseil de sécurité de tribunaux pénaux internationaux ad hoc, puis l'adoption du statut d'une Cour pénale internationale, sont des signes positifs vers une poursuite plus systématique des grands criminels de guerre. S'il est trop tôt pour en tirer des conclusions sur le plan de la prévention, on peut néanmoins légitimement espérer que la traque des grands criminels de guerre et la clarification des infractions incriminées devraient indéniablement faire réfléchir tous ceux qui seraient tentés de mépriser toute norme internationale. Mais la pression collective n'a pas encore trouvé un moyen d'expression claire et efficace. L'article 1 commun aux Conventions de Genève donne à l'ensemble des Etats partie la responsabilité de faire respecter ces Conventions mais la manière d'agir individuellement ou collectivement pose des problèmes délicats. Il apparaît en tout cas qu'au-delà d'efforts de persuasion que des relations d'amitié, commerciales, de voisinage ou autres permettent à certains Etats d'entreprendre individuellement, l'on ne peut attendre beaucoup d'eux en dehors du cadre de l'ONU ou d'un cadre régional. La pression peut alors s'exercer par l'ONU et dans le cadre de la Charte, conformément d'ailleurs au Protocole I additionnel aux Conventions de Genève, qui prévoit expressément, en cas de violations graves des Conventions de Genève et du Protocole additionnel, une action des Parties contractantes "en coopération avec l'ONU et conformément à la Charte des Nations Unies". Ce type d'action pose cependant lui aussi des questions éthiques et juridiques, notamment quand la population civile souffre gravement de sanctions telles que l'embargo.

Reste enfin l'usage de la force dans les cas extrêmes. Le Protocole I de 1977 l'a bien précisé, cet usage doit être conforme à la Charte, c'est-à-dire que l'on ne saurait se fonder sur la seule obligation de faire respecter le droit international humanitaire pour décider unilatéralement d'intervenir militairement pour mettre fin à des violations graves de ce droit. Cette règle formulée pour les conflits internationaux est certainement aussi valable pour les conflits internes, dans lesquels l'ONU s'est reconnu une compétence d'intervenir en considérant des violations graves et massives des droits de l'homme ou du droit international humanitaire comme des menaces à la paix internationale. Mais si le Conseil doit décider d'une intervention armée, il devrait le faire en prenant l'ensemble des paramètres de la situation et pas seulement la question du respect du droit international humanitaire. L'ONU n'est pas seulement une organisation humanitaire qui doit sauver l'essentiel, elle est une organisation politique qui doit régler les différends de fond. Or si elle peut s'appuyer, pour ce faire, sur des règles relativement bien établies en cas de différends internationaux, ce n'est pas le cas pour les conflits internes.

D'où le désarroi qui suit des interventions comme celle qui s'est déroulée en Somalie, passée la phase d'urgence. La construction du droit international humanitaire est toutefois basée sur les conflits internationaux alors que ce sont les confits internes qui se sont multipliés depuis la seconde guerre mondiale. Certes, l'article 3 commun aux Conventions de Genève qui, pour la première fois, fixe des normes humanitaires obligatoires pour les conflits internes, fut considéré en 1949 comme un pas d'une portée considérable. Mais on en reste dans l'article 3 à des normes très générales et si elles sont certes devenues un peu plus détaillées dans le Protocole additionnel II de 1977, ce recentrement du droit humanitaire sur les conflits internes rencontre encore de fortes résistances, notamment de la part des Etats qui ont émergé de l'époque coloniale et vivent toujours avec la crainte qu'une réglementation internationale de problèmes internes ne soit un prétexte à remettre en cause une indépendance difficilement acquise.

La tendance de mettre les conflits internes sur le même pied que les conflits internationaux s'est heureusement renforcée dans les développements normatifs qui sont survenus ces dernières années dans le domaine des armes et dans celui de la répression pénale. Il est apparu évident qu'il devenait éthiquement et logiquement peu admissible, dans ces domaines, de continuer de faire une différence entre conflits internes et conflits internationaux. Peut-on décemment admettre que l'on utilise contre sa propre population des armes que l'on s'interdit d'utiliser dans un conflit international et que l'on considère criminel de guerre celui qui ordonne des pillages ou des viols dans un conflit international mais pas s'il l'a fait dans un conflit interne? La révision de la Convention de 1980 sur les armes classiques et l'adoption à Rome du statut d'une Cour pénale internationale ont été deux occasions de gommer progressivement ces différences artificielles.

Un malaise subsiste néanmoins. Les conflits internationaux ont été mis hors la loi par la Charte, qui prévoit des procédures de règlements pacifiques des différends internationaux. Or ce n'est pas encore le cas pour les conflits internes, que l'ordre international ne proscrit pas. Pour ces conflits, le droit international humanitaire garde encore une place centrale dans la logique de l'ordre international car l'ONU peut intervenir pour prévenir de graves abus mais pas pour régler les problèmes de fond. Et c'est précisément là que l'on sent une évolution qui n'a pas encore abouti et qui doit faire réfléchir en toute priorité à l'aube du XXIe siècle. L'importance des moyens de guerre et l'ampleur des conséquences de certains conflits internes rendent obsolète l'argument, au niveau des Etats, que chacun ne doit se mêler que de ses affaires. En fait, le plus souvent, les conflits internes ont des conséquences considérables sur le plan régional, voire mondial. Les personnes qui fuient le conflit passent les frontières. Les effets sur l'environnement d'armes de plus en plus meurtrières peuvent avoir des conséquences planétaires. Le poids des réfugiés, les cicatrices profondes, sur le plan écologique, d'une planète dont on découvre chaque jour davantage la vulnérabilité, concernent chacun. Il apparaît dès lors essentiel de fixer plus clairement les règles internationales propres à trouver des solutions pacifiques aux conflits internes et de proposer des moyens concrets de régler les problèmes qui en sont à l'origine, notamment les questions liées à la revendication d'une autonomie territoriale; à la protection de l'identité culturelle; ou à la légitimité d'un gouvernement en place. Une réglementation plus claire de telles questions et des procédures internationales qui permettent de trancher les désaccords à leur sujet paraissent indispensables si l'on veut éviter des conflits que le monde n'est plus en mesure d'absorber. Parallèlement il paraît essentiel que l'on donne des réponses aux revendications de ceux, toujours plus nombreux, que la société laisse pour compte, sans travail, sans éducation et sans soutien: la paix ne peut se construire que sur la justice et l'exclusion mène au rejet de toutes normes sociales, à la marginalisation, à une société parallèle qui trouve sa survie dans l'illicéité, le trafic de drogue ou d'armes, le vol, la corruption. Point n'est besoin de grandes explications pour démontrer que l'instabilité créée par la multiplication de tels comportements peut mener à des troubles et des guerres. Enfin, les grands problèmes de l'environnement ne pourront à l'évidence se résoudre que si la planète entière unit ses efforts, qui n'auront aucune chance d'aboutir dans un monde où se multiplieraient les conflits armés. Il reste important de poursuivre les efforts pour clarifier, adapter et développer les normes du droit humanitaire et de poursuivre inlassablement ceux qui sont entrepris pour le faire mieux connaître et appliquer. Tant qu'il y aura des guerres, le droit international humanitaire restera indispensable. Mais cela ne suffit plus. Il est essentiel que la communauté internationale s'attaque avec détermination aux problèmes qui sont à l'origine des conflits internes et fixes des règles et des procédures bien définies pour les résoudre pacifiquement. Le nombre et l'ampleur de tels conflits est aujourd'hui une menace pour le monde entier. L'organisation d'un monde sans guerre a généralement été considéré comme l'espoir utopique de rêveurs humanistes. A l'aube du XXIe siècle, elle devient un défi vital pour la planète. Les mentalités doivent donc considérablement évoluer et si le droit international humanitaire a encore une rôle central à jouer à cet égard, c'est, comme l'ont relevé 14 personnalités internationales, dont le Secrétaire général de l'ONU, dans un appel lancé le jour du cinquantième anniversaire des Conventions de Genève que le mépris des principes qui sont à la base de ces Conventions - la compassion pour ceux qui souffrent, le respect de la dignité humaine et la solidarité - "constitue le ferment de la guerre et que leur respect facilite le retour à la paix". Il est temps de les écouter.


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