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Les villages constituent une force positive favorisant
une bonne gouvernance

Le droit à l'information:
Le combat de l'Inde contre la corruption à la base


Par Bunker Roy
Directeur de Barefoot College,
Tilonia Rajasthan, en Inde

L'Inde est la plus grande démocratie du monde. Malgré une variété déconcertante de religions, de cultures, de langues, d'habitudes culinaires, de coutumes et de traditions, l'unité du pays est maintenue grâce au scrutin.

Même si d'importants problèmes comme l'extrême richesse et l'extrême pauvreté sont toujours actuels en raison du système de castes dans l'Inde rurale, le pouvoir du vote suscite le respect et la crainte. Pourtant, dans près de 600 000 villages, six millions de personnes ne sont toujours pas inscrites sur les listes électorales et n'ont aucun droit. Les responsables de la planification économique, les décideurs et les soi-disant experts installés à New Delhi et dans les capitales des Etats n'ont en fait aucune idée des réalités et sont loin de connaître la situation qui prévaut dans les villages.

Les indicateurs de la performance des fonctionnaires du gouvernement dont le mot à la mode est la transparence et la responsabilité, paraissent bien étranges. En effet, est considérée efficace toute personne qui parvient à dépenser le budget alloué. A la fin de l'année, pour montrer que ce budget a bel et bien été dépensé, on falsifie tout simplement les certificats de réception et les feuilles de présence, une pratique généralisée à l'ensemble du pays. Sur le papier, des milliers d'écoles, de dispensaires, de routes, de petits barrages, de centres communautaires et de quartiers résidentiels sont déclarés terminés alors qu'en réalité ils ne le sont pas, et sont inutilisés ou abandonnés.

Là où il serait important qu'elles existent, la transparence et la responsabilité au niveau local sont absentes. Il est tout simplement impensable que des citoyens pauvres se rendent au bureau d'un employé du gouvernement quelconque pour lui demander des comptes sur le budget consacré à leurs villages. Ils n'ont aucun droit de demander des informations détaillées concernant les dépenses parce que c'est là où naît la corruption -- la falsification des certificats de réception et des pièces justificatives dont le montant représente des millions de dollars.

Les quelque 300 millions de personnes qui vivent en dessous du seuil pauvreté savent pertinemment que le Trésor public est en train d'être dilapidé et que l'argent destiné au développement va dans la poche des riches et des puissants. Du plus haut échelon, au sein du gouvernement, au plus bas, dans les bureaux locaux, tout le monde enfreint la loi, même ceux qui les élaborent et les font appliquer, et personne au sein du gouvernement ne peut rien contre eux. Rajiv Gandhi, Premier ministre indien, était affligé de voir que sur chaque roupie dépensée pour le développement, seulement 17 % accédaient aux pauvres.

Il faut des années pour que les donateurs et les décideurs réalisent ce qui se passe. Renforcer les lois, prendre des sanctions plus sévères et effectuer plus de visites dans les villages afin de superviser les fonctionnaires et vérifier la compatibilité ne changera rien au problème. Recruter davantage d'experts et réengager les bureaucrates à la retraite non plus, étant donné que ce sont précisément eux qui ont souvent été à l'origine du problème.

Un mouvement de base qui est actif dans l'une des régions les plus arriérées d'Inde a cependant trouvé une solution efficace. Au début des années 90, une organisation populaire s'appelant Mazdoor (Travail) Kisan (Fermiers) Shakti (Force) Sangathan (Organisation) ou MKSS a commencé à travailler dans l'une des régions les plus négligées du Rajasthan. Suppléant à leurs besoins de base grâce aux contributions modestes de la communauté, le groupe central a vécu dans une petite hutte de boue dans le village de Devdungari. Non loin de l'autoroute nationale menant à Udaipur, on aurait pu croire que ces villageois vivaient au XIXe siècle -- un style de vie que partagent actuellement des millions de pauvres vivant dans l'Inde rurale.

Sans aucune proposition de projet, aucune aide étrangère, aucun personnel recruté ni visiteur venant de l'extérieur, il était difficile de catégoriser ou de mettre une étiquette sur le MKSS. Leur seule activité consistait à se rendre dans les villages et à poser de simples questions : Savait-on combien d'argent le village recevait pour le développement et dans quel but était-il dépensé ? Il s'agissait de questions simples que les pauvres pouvaient comprendre mais qu'ils n'avaient jamais osé poser.

Le MKSS s'est rendu au bureau régional du gouvernement, qui administre l'aide au développement d'environ 100 villages, afin d'obtenir des informations détaillées sur les dépenses consacrées au développement. On leur a répondu qu'ils n'avaient aucun droit et qu'il n'existait aucune loi gouvernementale autorisant une personne à demander ces informations -- et à les obtenir. Aux niveaux national et régional, les responsables de la planification, les hommes politiques et les administrateurs, qui ont perdu tout contact avec la réalité, ont tous déclaré que la plus grande transparence régnait dans leurs affaires. Mais au niveau local, les pièces justificatives, les factures et les feuilles de présence qui indiquaient à qui étaient versés les paiements ont été gardés secrets.

Pour percer le "Rideau de fer" entre la communauté et le gouvernement, le MKSS a lancé une campagne, événement qui ne s'était pas produit au Rajasthan depuis le Mouvement pour la liberté, dans les années 40. La campagne a consisté en plusieurs audiences publiques au cours desquelles des milliers de personnes ont pu être informées de cas de détournement de fonds et de corruption de fonds publics. Les sit-in et les grèves organisés ont forcé un ministre en chef à prendre un engagement à l'Assemblée, engagement qu'il a ensuite publiquement refusé de respecter. Il autorisait l'établissement d'un comité sur la transparence afin d'étudier s'il était possible de réaliser des photocopies des factures, pièces justificatives et feuilles de présence. Mais lorsque le comité a conclu que cela était possible, les autorités régionales ont déclaré que les conclusions du comité étaient secrètes.

Le pouvoir du MKSS à organiser une grève de 53 jours à Jaipur, soutenue par les contributions de chacun dans les rues, a déconcerté le gouvernement qui refusait de céder aux demandes du MKSS. Etrange situation car tout ce que voulait le MKSS, c'était que le gouvernement respecte l'engagement que le ministre avait pris à la Chambre. La grève a finalement pris fin lorsque le ministre adjoint a révélé que les autorités locales avaient déjà accordé toutes les revendications que le MKSS avait faites six mois avant le début de la grève ! A tous les échelons, personne au sein du gouvernement, qu'il s'agisse du ministre ou du secrétaire général (fonction la plus élevée dans l'Etat), n'avait eu connaissance de cette Gazette (ordre émanant du gouvernement) jusqu'à ce qu'elle fasse surface par hasard !

Le MKSS est revenu dans les villages pour tester l'efficacité de cette extraordinaire Gazette. Adopter un ordre gouvernemental est une chose mais voir comment les autorités locales et les sarpanches (représentants de village élus) s'engagent à l'appliquer en est une autre. D'abord, chacun a invoqué son ignorance : ils n'avaient jamais reçu la Gazette. Après un mois, chaque membre du MKSS en garda donc une copie dans sa poche pour l'avoir sous la main au cas où une autorité locale prétendrait ne pas l'avoir jamais vue. Mais lorsque les applications ont été soumises aux sièges du Bureau régional et du Panchayat (Conseil du village), les autorités locales ont refusé d'agir en conséquence. Quelle a été l'expérience du MKSS dans sa tentative de faire appliquer un ordre émanant du gouvernement ?

Les ordres n'ont aucune valeur tant que les autorités locales se sentent suffisamment fortes pour en faire fi ou en faire une mauvaise utilisation, sachant pertinemment qu'aucune action ne peut être menée contre eux. C'est, en fait, l'immense force du rassemblement populaire et l'autorité morale du MKSS qui les ont poussés à agir.

Après avoir passé deux mois à faire pression pour que les Panchayats appliquent l'ordre gouvernemental et fournissent les informations cruciales, le MKSS a tenu sa première audience publique dans un petit village du nom de Kukarkheda pour partager leur expérience avec les habitants des villages. Avec preuves et documentation à l'appui, recueillies au Bureau régional, l'Organisation a révélé les faits aux centaines de personnes réunies dont l'étonnement a vite fait place à la colère. La pression populaire et l'humiliation des autorités concernées ont été telles que même avant le début de la première audience, la représentante du Conseil local avait remboursé 100 000 roupies. Lors de la seconde audience, ce fut au tour du représentant de Surajpura (district d'Ajmer) de restituer 147 000 roupies, suivi par celui de Rwatmal qui, lui, en rendit 114 000.

Pour la première fois depuis la création du mouvement Panchayat dans les années 50 sous Nehru, les représentants locaux ont commencé à restituer l'argent qu'ils avaient détourné. Ce ne furent pas la peur de la loi, la peur d'être arrêtés, de faire l'objet d'une enquête départementale ou d'une suspension qui les ont poussés à agir. Ce fut la peur de la pression populaire qui, par les audiences publiques, a finalement eu raison d'eux.



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