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ESSAI

La lutte pour la paix :
Les Nations Unies, la Sierra Leone et la sécurité humaine


Par Lansana Gberie

La Sierra Leone, qui a récemment suscité un intérêt mondial après la diffusion d'image de bébés et de jeunes gens amputés — l'œuvre d'un groupe de "rebelles" sans scrupules et meurtriers s'appelant le Front Révolutionnaire Uni (RUF) — est actuellement considérée comme étant l'échec le plus récent et peut-être le plus cuisant des Nations Unies, le lieu où l'idéalisme sauvage après la fin de la guerre froide consistait à placer les gens ordinaires au-dessus de la realpolitik a été finalement vaincu par la terreur gratuite. Dans un article publié dans The New York Review of Books (29 juin 2000), James Traub, un journaliste américain, a été clair dans ses propos. La Sierra Leone "a une chance de se faire une place dans l'histoire non pas pour les brutalités engendrées par la guerre mais comme cimetière des forces de maintien de la paix de l'ONU — ou du moins de la doctrine de 'l'intervention humanitaire' de laquelle le Secrétaire général de l'ONU Kofi Annan est devenu le porte-parole." Il est clair que J. Traub désapprouve le concept d'une intervention humanitaire, qu'il considère que la situation à laquelle font face les Nations Unies en Sierra Leone était facilement prévisible sinon appropriée. Je reviendrai sur ce point car il est important de comprendre pourquoi une opération aussi louable que la mission de maintien de la paix en Sierra Leone est maintenant soucieuse de justifier son rôle. Mais, en premier lieu, il est important de comprendre le caractère de la crise, afin d'examiner sa nature apparemment épineuse, les raisons de la terreur qu'elle a engendrée, des coups d'Etat et des contrecoups d'Etat, ainsi que de la guerre violente et prolongée.


Photo ICEF/Giacomo Pirozzi
La Sierra Leone est une ancienne petite colonie britannique, créée au début du XVIIIe siècle, résultant d'un débat intellectuel et moral portant sur l'humanitarisme et la realpolitik — l'abolition du commerce d'esclaves et la colonisation de l'Afrique par les pays européens. C'est donc presque plus de 200 ans plus tard, au milieu d'un autre débat sur l'humanitarisme et la realpolitik suite à la fin de la guerre froide, que la Sierra Leone allait, une fois de plus, être au centre de l'attention internationale. Les abolitionnistes britanniques qui ont aidé à fonder l'Etat l'ont fait pour "l'établissement de Noirs et aux gens de couleur qui allaient être envoyés en tant qu'hommes Libres … sous la protection du gouvernement britannique" et bénéficieraient "comme en Grande-Bretagne, de la liberté civile et religieuse".

La Sierra Leone est indiscutablement le premier Etat moderne en Afrique subsaharienne à disposer d'une université de style occidental, d'une élite intellectuelle, d'une presse, d'avocats, de médecins, d'ingénieurs et d'intellectuels. Pendant près de deux décennies, elle fut appelée "l'Athènes de l'Afrique de l'Ouest", envoyant des éducateurs et des missionnaires chrétiens pour répandre "les lumières de la civilisation occidentale" dans les autres parties de l'Afrique et même au-delà.

Au moment de son indépendance en 1961, en plus de son service civil hautement qualifié et expérimenté, de sa prestigieuse université et d'un aphalbétisme croissant, la nation, qui comprenait environ de 2,5 millions d'habitants (4,5 millions actuellement), possédait une immense richesse en ressources naturelles, des diamants de la plus haute qualité, du fer, du manganèse, du titane, de l'or et des produits agricoles précieux tels que le cacao et le café. Une étude récente menée par la Banque mondiale — Les causes économiques des troubles civils et leurs implications politiques (15 juin 2000) — nous informe qu'une telle richesse en produits de base ne peut qu'engendrer le pillage et les guerres civiles, point de vue bien sûr rétrospectif. Mais on peut se demander pourquoi un début si prometteur devait finir dans un tel désastre. C'est une question que devraient également se poser de nombreux autres pays africains qui se trouvent dans une situation difficile similaire quoique moins dramatique.

Certains intellectuels africains abordent simplement le problème sous l'angle politique : ils l'analysent en termes de dérive du continent passant d'une démocratie de style occidental après l'indépendance à une dictature établie par un parti unique — avec terreur et corruption à la clé — puis son effondrement, presque comme un principe déterministe suivant les préceptes de l'histoire et de la nature propres au continent.

Dans le cas de la Sierra Leone, les "précurseurs" des troubles actuels sont attribués au régime brutal et corrompu du président Siaka Stevens (1968-1985), l'institution d'un Etat à parti unique en 1978, la brutalité des forces de sécurité, l'interdiction de séjour et l'exil des opposants, le prise du pouvoir par un coup d'Etat du président (précédemment major-général) Joseph Saidu Momoh et son inaptitude manifeste à gouverner.

Cette vue des choses est séduisante; elle reflète parfaitement la pensée néo-libérale dominante des intellectuels. Mais il est important de se rappeler que si l'on se met à chercher des signes précurseurs aux problèmes contemporains, on ne peut qu'arriver à en trouver. Et les conclusions seront fausses. Ni les dictatures, ni la corruption, ni même la pauvreté ne conduisent nécessairement à la guerre. Il est facile d'oublier, étant donné la situation catastrophique et violente qui règne en Sierra Leone, qu'avant les troubles actuels qui ont débuté en 1991, il y avait moins de crimes — vols à main armée, viols et assassinats — dans l'ensemble ce pays pauvre qu'à Toronto (Canada), l'une des villes les moins dangereuses d'Amérique du Nord.

Je pense que la guerre est, dans une grande mesure, le résultat de l'invasion étrangère. Le RUF a été créé en dehors de la Sierra Leone par un chef rebelle libérien et, à part Foday Dankoh, son chef versatile et corrompu et une poignée d'autres, sa base se composait au départ de mercenaires libériens et burkinabés. Les raisons de cette guerre, c'est la cupidité et non pas les griefs politiques, c'est le pillage et non pas la politique, ce sont les diamants et non pas les droits de l'homme ou la réduction de la pauvreté, une bonne gouvernance ou bien même le renforcement de société civile.


Un civil montre ses papiers d'identité à un jeune garçon soldat, membre de la milice Kamajor alliée au gouvernement, à un point de contrôle à Bo.
Photo ICEF/Giacomo Pirozzi.
Il faut donc se poser d'autres questions sur les raisons de l'effondrement et de la destruction presque totale de l'Etat sierra-léonais. La question cruciale est la suivante : pourquoi une organisation criminelle totalement centrée sur ses propres intérêts telle que le RUF peut-elle recruter et soutenir une telle violence et une telle terreur et les infliger à la population ?

Et pourquoi les Etats et ses agents sont-ils si inefficaces à relever le défi ? Ces questions vont au-delà du RUF considéré dans le contexte de violence, de criminalité et de prédation aléatoires, millénaires qui lui sont propres, et nécessitent d'examiner la faiblesse de l'Etat et son inaptitude fondamentale. Car sans élément étranger, le problème du RUF ne serait qu'une question relevant de la police dans un Etat bien dirigé. Mais les années de dictature ont permis de miner la structure institutionnelle et la légitimité de l'Etat : la perception des impôts, par exemple, un problème même pendant la colonisation, est devenue essentiellement une affaire de réseaux informels, de crimes.

Au cours de la période qui a précédé la colonisation, des hommes politiques africains avides, spécialement dans les régions sujettes à la sécheresse, assuraient leur légitimité en prétendant pouvoir provoquer la pluie, — une supercherie pas foncièrement différente des déclarations des politiques modernes qui prétendent pouvoir contrôler l'inflation. Mais dans un monde séculier difficile et non rituel de politiques post-coloniales, une telle revendication serait risible. Les institutions de base de l'Etat doivent être remises sur pied et cette tâche doit être réalisée conjointement avec les missions du maintien de la paix faisant face à un effondrement de l'Etat aussi total.

Lorsque mes collègues — Ian Smillie et Ralph Hazleton — et moi-même nous sommes réunis pour organiser la recherche, qui a eu pour résultat la publication de notre rapport à grande diffusion Le cœur du problème : la Sierra Leone, les diamants et la sécurité humaine, au début de cette année, nous avons essayé de soulever la question de la pérennité du RUF dans le contexte d'un Etat effondré ainsi qu'une autre question frustrante : qu'est-ce qui motive la participation d'adolescents et de jeunes adultes au RUF — des personnes qui, même en adoptant une interprétation la plus libérale possible, n'ont aucune conscience politique, encore moins idéologique, des personnes qui commettent avec détermination des atrocités si horribles et si incompréhensibles qu'elles choqueraient même le nihiliste le plus endurci qui soit ?

Cette question difficile était déjà au cœur de mes réflexions lorsque, en 1997, j'écrivais un article sur la guerre.

Il était alors clair qu'à part sa direction et ses membres mercenaires, le RUF était composé principalement de jeunes garçons et de fillettes — certains âgés de 9 à 10 ans — qui étaient recrutés de force par un processus de déinstitutionnalisation. Les jeunes captifs sont drogués et forcés à commettre des atrocités sur des membres de leur famille, ce qui les empêche ainsi de déserter. De toute façon, le RUF tue les déserteurs qu'il capture, et les forces pro-gouvernementales sont connues pour exécuter sommairement les personnes qu'elles capturent ou celles qui se rendent. Nous assistons donc, comme argumente Paul Richards, un observateur britannique ayant une grande expérience de la Sierra Leone, à un "processus darwinien" par lequel ces enfants soldats sont "le produit des violations de droits de l'homme qui violent les droits de l'homme" : Des combattants de première ligne — dont nombreux sont kidnappés […] craignent d'être victimes de la vengeance de la population civile et d'être jugés pour violations des droits de l'homme. Ils dépendent de la solidarité violente du mouvement".

Mon argument est le suivant : le RUF est, sans aucun doute, apparu en plein milieu du débat national sur l'abandon d'un Etat à parti unique, le rétablissement de la démocratie avec plusieurs partis et le contrôle de la corruption. Mais ni ses leaders ni ses partisans n'ont participé au débat, ils étaient entièrement motivés par des intérêts de mercenaires. Ces intérêts sont principalement centrés sur les riches régions diamantifères qui servent à soutenir financièrement l'achat des armes du RUF et qui cimentent le RUF dépourvu de toute idéologie.

Il est important de noter qu'un grand nombre de leaders du RUF qui ont rejoint volontairement le groupe, tels que le très célèbre ancien commandant sanguinaire, Sam Bockarie, sont d'anciens mineurs de diamants illégaux et que toute sérieuse confrontation militaire du RUF a été principalement dirigée dans les régions riches en diamants situées dans la partie Est de la Sierra Leone.


Un adolescent tresse un panier dans un atelier de formation professionnelle avec d'autres enfants dans un centre dirigé par les Frères chrétiens, une ONG locale qui travaille avec les enfants vivant dans la rue, sans parent, victimes de mauvais traitements ainsi que d'anciens enfants soldats, dans la ville de Bo située au Sud.
Photo ICEF/Giacomo Pirozzi.
Dans Le cœur du problème, nous avons développé cet argument et tiré cette modeste conclusion : "Seule l'opportunité économique présentée par une défaillance de l'ordre public a pu soutenir la violence aux niveaux qui a affecté la Sierra Leone après 1991." Nous nous sommes penchés sur l'économie politique du conflit, rendue populaire par des intellectuels tels que Paul Collier, David Keen et d'autres. Cette approche est aux antipodes de celle de Robert Kaplan et d'autres qui ont décrit ces conflits comme étant anarchiques et motivés par des "haines ancestrales".

Ce sont les points de vue tels que ceux de R. Kaplan, pourrait-on croire, qui influent sur les décisions de donner l'assaut, comme ceux de Traub sur le concept d'une intervention humanitaire. Car n'est-ce pas R. Kaplan qui, dans le livre publié suite à son article paru dans Atlantic Monthly, "La naissance de l'anarchie", propose que pour maintenir la paix mondiale, le Congrès américain autorise l'assassinat des leaders gênants comme instrument politique et comprenne que la démocratie ne convient pas à la plupart des pays du tiers-monde ? Et que le concept d'une intervention humanitaire est erroné parce que le paix mondiale causerait un plus grand risque de guerres ? En d'autres termes, pourquoi prendre parti alors que nous n'avons aucun intérêt en jeu : laissons cette tâche aux mercenaires. M. Traub considère également cette dernière option de manière favorable, soulevant une controverse dans notre rapport pour se plaindre que les gouvernements légitimes, tels que celui du président sierra-léonais Kabbak, devraient être forcés par l'abandon mondial à conclure un "marché faustien" avec les mercenaires tels que le South African Executive Outcomes. Mais puisque les mercenaires sont payés pour combattre, il semble évident — une fois que cette option politique viable est révélée au grand jour — qu'ils s'engagent aussi aux côtés des rebelles. Personne ne peut prédire le résultat d'une telle approche, compte tenu du nombre de guerrillas qui font rage dans de nombreux pays disposant suffisamment de ressources pour les soutenir.

L'intervention de l'ONU en Sierra Leone a, sans aucun doute, été salutaire en dépit des nombreuses erreurs sérieuses commises. Comme Brian Urquhart le faisait remarquer dans The New York Review of Books (15 juin 2000), le problème majeur réside dans le manque d'une présence militaire forte qui pourrait délivrer un message clair à tout prédateur, à savoir qu'il existe une force plus puissante que la sienne.


Hawa Hinga vient de subir une intervention chirurgicale à la suite d'une grossesse extra-utérine. Elle est examinée par une infirmière dans le service de maternité d'un hôpital gouvernemental à Bo.
Photo ICEF/Giacomo Pirozzi.

Récemment, après que le groupe jordanien de la force de l'ONU a riposté aux coups de feu et tué dix rebelles du RUF, certains commentateurs se sont demandés si le RUF allait réagir en lançant des attaques contre les Jordaniens. Ils n'ont pas compris le caractère du RUF : les bandits ne se battent que lorsqu'ils savent qu'ils vont être tués, car leur principal intérêt est de rester en vie et de jouir des pillages. Cela explique pourquoi le RUF a principalement pris pour cible la population civile plutôt que les forces d'opposition armées. La grande erreur de l'ONU s'est produite lorsqu'un groupe de soldats de l'UNAMSIL a remis ses armes à un groupe de jeunes rebelles. La capitulation a représenté bien plus qu'une défaite tactique; elle a jeté le discrédit sur la mission de l'ONU et suscité le mépris.

Dernier point de l'analyse, des manifestations de force épisodiques ne viendront cependant pas à bout de la terreur engendrée par le RUF car, au fil des ans, les rebelles ont fait preuve d'une capacité de récupération étonnante. Et à l'heure actuelle, ils disposent de suffisamment de ressources — armes et munitions — pour continuer à mettre les Nations Unies dans une situation embrassante et à harceler la population civile. Un assaut en règle mené contre eux est une option qu'il ne faut pas écarter. Mais il doit être aussi accompagné d'une action sur le front économique, car le motif de la guerre est l'argent que procure le commerce illégal de diamants. L'embargo récent du Conseil de sécurité de l'ONU sur les diamants provenant de la Sierra Leone qui ne sont pas accompagnés de certificat du gouvernement est une bonne mesure mais il n'affectera pas le RUF dont le commerce international de diamants se fait sous couvert de diamants libériens.

Malheureusement, dans la résolution de l'ONU, le Libéria n'est pas directement mentionné. Ce sont, en fait, les victimes qui souffrent de l'embargo et non pas les coupables. Suite à la résolution du Conseil de sécurité, la Belgique a donc rapidement annoncé l'interdiction des diamants sierra-léonais en ne faisant aucune mention du Libéria. La capacité de production de diamants annuelle du Libéria ne représente pas plus de 100 000 carats. Or, en 1999, le Diamond High Council belge a enregistré, dans ce pays, des importations de plus de 1,7 million de carats — dont une grande partie sont des diamants sierra-léonais.

La Charte de l'ONU et les concepts les plus élémentaires des droits de l'homme et d'une intervention humanitaire impliquent, envers et contre tout, de mettre en évidence la complicité des Etats pour ce qui a trait à la violence et à la terreur exercées contre les civils — or, cela n'a pas eu lieu en Sierra Leone, et c'est là où réside le problème principal.


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Lansana Gberie a travaillé comme journaliste pour Inter Press Service (IPS) en Sierra Leone, et a couvert les guerres civiles dans ce pays et au Libéria. Il travaille actuellement à Partenariat Afrique Canada (PAC) et collabore aux travaux de Laurier Centre for Military Strategic and Disarmament Studies. M. Gberie est coauteur de Le cœur du problème : La Sierra Leone, les diamants et la sécurité humaine, publié par PAC.

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