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Sexes et mondialisation


Par Christine Chinkin

La mondialisation a eu sur les relations entre les sexes des influences complexes et ambiguës. La centralisation du pouvoir, que la mondialisation a depuis lors fragmentée au sein de l'Etat souverain, ne se fondait pas sur l'égalité entre hommes et femmes, et ne s'en faisait donc pas nécessairement le défenseur. Les structures du pouvoir de l'Etat-nation se sont agencées autour de postulats patriarcaux qui ont conféré aux hommes le monopole du pouvoir, de l'autorité et de la richesse. Un certain nombre de structures nouvelles ont entériné ce déséquilibre sous un habillage naturel et universel, ainsi qu'en témoignent des citoyennetés concentrées sur le devoir civique (imposition, service militaire, fonctionnariat) dont étaient exclues les femmes en raison de la dichotomie public/privé et de leur rôle subalterne au sein de la famille. En revanche, le rôle des hommes dans la sphère publique a été renforcé par la division entre travaux productifs et non (re) productifs, au terme de laquelle on présentait le travail des femmes comme n'ayant que peu de valeur économique. L'accent que l'on a mis sur l'impact normatif du clivage public/privé a fait l'objet de critiques pertinentes car il universalisait un modèle occidental d'ordre social. Tout en reconnaissant le flou de toute démarcation entre les sphères publique et privée, on sous-estimait la contribution des femmes et leurs responsabilités fondamentales au sein de la famille, ce qui, dans maintes sociétés sinon dans toutes, freinait leur avancement.

L'ouverture de nouveaux espaces avec l'affaiblissement apparent de l'Etat-nation permet de penser que l'on peut désormais attaquer les hiérarchies sexospécifiques traditionnelles et mettre au point des bases relationnelles nouvelles entre les sexes. Toutefois, le fait que l'Etat n'est plus la seule institution qui puisse définir en son propre sein les principes d'identité et d'appartenance a privé les femmes de l'espace nécessaire pour qu'elles affirment leurs propres revendications à l'autodétermination de leur sexe. Le pouvoir a été fragmenté par l'émergence de nouvelles formations sociales exigeant la loyauté des autres membres du groupe et présentant leurs revendications à l'échelle internationale par l'intermédiaire de leur collectivités. Ceci s'est souvent fait au détriment des individus, et plus particulièrement des femmes.

Un autre aspect est la dilution du pouvoir dans ce que l'on a appelé les forces non démocratiques de "la mondialisation par le haut": grandes entreprises, marchés et mouvements de capitaux.

Il en a de facto résulté pour l'Etat-nation un affaiblissement de sa force de décision et de sa capacité à élaborer des politiques, plus particulièrement dans les domaines de l'économie et du travail.

Les gouvernements ne sont pas enclins à imposer les droits de leurs travailleurs car ceci découragerait les investissements. Des conséquences telles que l'exclusion sociale, le chômage ou les bas salaires, de même que l'affaiblissement de l'organisation syndicale, ont pesé sur la situation des sexes. Selon le Rapport préliminaire soumis par le Rapporteur spécial ayant pour thème la violence à l'encontre des femmes, ses causes et conséquences, "les systèmes économiques qui mettent l'accent sur le profit le font souvent aux dépens de la main-d'œuvre féminine".

La perception que l'on a des femmes, et donc que l'on préfère en avoir, est celle d'une force de travail passive et obéissante qui acceptera de bas salaires sans exiger de droits, ni au titre de travailleuses ni à celui de personnes humaines. La division traditionnelle du travail par sexe (placer les femmes dans des emplois pour lesquels on les considère prédisposées, comme les soins ou les industries textiles) a connu un prolongement par l'ajout de nouveaux secteurs d'activité et de nouvelles formes de travail (industrie des services, tourisme, travail dans des zones de libre échange et de service à l'exportation). Ce qui demeure constant, c'est le peu de valeur économique que l'on accorde au travail effectué principalement par les femmes, dans un contexte d'exploitation et de violation des droits de l'homme et en l'absence de toute sécurité du travail. Si ceci se produit, c'est à la fois directement, en raison des restrictions imposées aux organisations du travail, et indirectement, avec d'autres abus qui ont poussé les femmes à revendiquer des droits : celui de s'organiser ou celui d'être libérées du harcèlement sexuel.

Il ne faut pas trop simplifier les choses et en déduire que les conséquences de cette situation ont été entièrement négatives ou qu'elles ont été les mêmes partout. Dans certaines situations, la recherche du profit à l'échelle mondiale a permis d'améliorer les chances d'emploi pour les femmes, alors que ces chances étaient auparavant inexistantes. Quel qu'en ait été le caractère exploiteur, de nombreuses femmes se sont néanmoins vu faciliter l'accès à un certain degré d'indépendance économique. De là, elles ont trouvé la marge de manœuvre nécessaire pour imposer leur organisation propre et en ont conçu l'amour-propre qu'une telle indépendance apporte. En revanche, d'autres situations ont conduit à l'impuissance et à l'exploitation sexuelle. C'est ainsi que les rapport du Rapporteur spécial sur la violence à l'encontre des femmes ont mis en évidence les liens qui existent entre les pays dont l'économie est en transition et l'augmentation de la traite des femmes et de la prostitution forcée.

L'exclusion sociale, la perte d'avantages sociaux précédemment reconnus (garde d'enfants à des tarifs abordables ou congés de maternité) et l'insécurité personnelle, auxquelles s'ajoutent l'accroissement de la mobilité des personnes facilitée par des communications aisées, voire des frontières plus ouvertes, ont contribué à cette augmentation. La libéralisation économique a encouragé l'organisation d'entreprises transnationales, dont celles qui évoluent dans le sexe et la pornographie. Une des conséquences les plus néfastes en a été la structuration d'idées faisant du marché et de la libre circulation des capitaux une loi naturelle et inévitable laissant peu d'emprise à la contradiction. On a bien vu cela à Pékin, où aucun autre son de cloches ne s'est opposé à celui des avantages offerts par les politiques du marché : l'objectif était de s'assurer la participation des femmes et leur accès aux structures dominantes du marché, et pas d'en remettre en cause les postulats, ni même d'examiner des formules de rechange. Ceci implique une distortion des priorités, parmi lesquelles la recherche du profit à l'échelle mondiale plutôt que celle de l'égalité des sexes.

Toutefois, à l'échelle mondiale, le mouvement social des droits de l'homme a pris un élan irrésistible et introduit le langage et les croyances des droits de l'homme jusque dans toutes les parties du globe et les moindres aspects de la vie sociale, politique et économique, faisant toute la lumière nécessaire sur la fausseté du clivage public/privé. L'affirmation de l'universalité des normes juridiques interdisant la discrimination fondée sur le sexe et affirmant l'égalité des femmes les a dotées des standards internationaux qu'elles peuvent désormais opposer aux éventuels codes nationaux ou locaux d'inspiration contraire. Les révolutions qui se sont opérées dans la technologie et les communications ont ajouté des dimensions nouvelles aux méthodes éprouvées d'organisation des femmes. Manifestation de la "mondialisation par le bas" : des groupes œuvrant pour la reconnaissance des droits humains de la femme ont développé leurs savoir-faire et leurs forces en faisant campagne et communiquant au niveau mondial. Des communications instantanées ont facilité la formation d'alliances et de coalitions, réduit l'isolement des femmes dans des zones reculées ou difficiles d'accès, permis une mobilisation rapide autour de problèmes concrets et fourni un soutien planétaire. Par ailleurs, on s'inquiète parfois du fait que l'organisation stratégique des femmes trouve sa formulation et son centre de gravité dans le Nord, alors qu'elle est principalement axée sur le Sud. Les moyens de communication électroniques ont amplifié le fossé entre ceux qui y ont accès et les autres. Le danger existe que les organisations non gouvernementales internationales aient leur ordre du jour propre, qui se développe au détriment des organisations populaires.

Un autre secteur où les technologies révolutionnaires ont eu un impact particulier sur les relations entre les sexes est celui de la technologie de la reproduction. Là aussi on a une image mitigée. D'un côté, ceci a permis aux femmes, et particulièrement à celles dotées d'une certaine prospérité économique, d'exercer une liberté et un libre arbitre supérieurs en ce qui concerne la reproduction. Par ailleurs, on a créé d'innombrables problèmes de santé chez celles qui ne bénéficiaient pas d'un suivi approprié auprès des organisations d'Etat ou de l'administration médicale. Certains problèmes médicaux de la femme, gynécologiques en particulier, sont fréquemment passés sous silence ou demeurent non traités à cause de tabous culturels, alors qu'on pourrait les soigner à peu de frais.

D'autres problèmes se posent lorsque, en parallèle avec les politiques officielles, on a recours aux technologies relatives à la fertilité des femmes. Ceci s'applique par exemple à la technologie reproductrice qui permet de prédéterminer et sélectionner le sexe d'un enfant dans le contexte d'une politique nationale d'enfant unique ou dans celui d'enfants mâles inscrits dans une lutte nationale. "La technologie moderne a été pour de nombreuses femmes un moyen de libération et de choix, mais pour d'autres elle a eu pour effet la mort et l'exploitation", souligne le Rapport préliminaire du Rapporteur spécial. Et c'est un fait que le vingtième siècle n'a cessé de démontrer la fragilité des acquis dans l'avancement de la cause féminine, que le changement semble constamment menacer. Les relations entre sexes sont floues et sujettes à des négociations constantes au sein de la famille, du monde du travail et de la communauté. Dans bien des cas, les femmes ont participé à des mouvements d'autodétermination nationale, mais la reconstruction sociale qui a succédé à la libération nationale n'a pas incorporé la garantie de leurs droits.

La transition à la démocratie et à l'économie de marché des pays d'Europe orientale a eu pour conséquence une diminution de la participation des femmes dans le service public et la perte d'un pan entier de droits économiques. De manière plus générale, la mauvaise fortune économique d'un Etat a un effet particulièrement rude sur les femmes lorsque le chômage s'élève, que l'on introduit des mesures d'austérité ou que l'on met en œuvre des programmes d'ajustement structurel. Le stéréotype persistant de l'homme pourvoyeur principal et détenteur de responsabilités familiales porte atteinte à la sécurité de l'emploi chez les femmes, même lorsqu'on se trouve devant l'évidence statistique que présentent le nombre de femmes à la tête de leur foyer. La reconstruction qui suit un conflit a souvent comme priorité le besoin d'emploi des hommes précédemment engagés dans des activités militaires ou paramilitaires, et non la perpétuation de l'emploi des femmes.

Les conflits armés, qu'ils soient internes ou internationaux, ont souvent placé les femmes en première ligne d'attaques ennemies et les ont, au sein de leurs propres communautés, subordonnées aux intérêts de la collectivité : c'est ainsi que l'on attachera une importance particulière à la reproduction pour assurer la survie du groupe; c'est également ainsi que l'on fera la promotion de la famille en tant que sous-unité de l'Etat qui, en tant que tel, doit être protégé, et que l'on présentera le rôle de la femme qu'en tant que circonscrit à cette famille. Er lorsque le gouvernement est contrôlé par des religieux ou autres extrémistes qui introduisent une forme de terrorisme sexuel, ceci également conduit à des régressions importantes dans le statut de la femme.

Ce qui se dégage de tout ceci est qu'il subsiste des formes d'inégalité indépendamment de l'idéologie politique dont peut se réclamer un Etat. Leurs manifestations peuvent varier, mais une constante demeure : celle de l'infériorisation des femmes. La promotion des intérêts féminins est en danger constant de se perdre au fil des changements politiques, économiques et de société, qu'il s'agisse de ceux que l'on considère généralement comme avancés ou de ceux qui sont destructeurs.


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Christine Chinkin est professeur de droit international à la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la protection internationale des droits de la femme. Cet article est inspiré d'un rapport présenté à la Conférence de l'UNU à Tokyo.

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