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N'aimez jamais seulement les vôtres


Par Liv Ullmann

Les refugies : qui sont-ils ? La vieille femme aux pieds ensanglantés dans ses sandales éculées ? La mère en proie à la peur ? L'enfant qui pleure ? Quelle importance ont-ils dans notre vie ? Les médias nous en donnent une idée fausse : des gens en fuite menant une existence triste, des foules de gens apeurés traversant une frontière. Un bébé passé de main en main. "Sait-on à qui est ce bébé ?" Le visage de la guerre et celui des victimes sont toujours anonymes, et après un certain temps, ils perdent de leur impact.

Je pense à mes amis de Pristina à qui j'ai rendu visite, il y a un an et demi, et aux merveilleux souvenirs que j'ai gardés, partageant leur vie et leur pain au miel cuit le matin, à la maison. Pendant notre séjour, le père nous a emmenés dans la ville et les environs, et nous a raconté son histoire du Kosovo. Il a dit que lorsque la situation a explosé au Kosovo, c'était la fin. Ils ont perdu leur maison et vivent maintenant à huit sous un tracteur.


Photo HCR
Puis je téléphone à mes amis à Belgrade qui, d'après les médias, sont les ennemis de mes amis du Kosovo (alors que ce sont eux qui m'ont conduit en voiture ce jour-là). Ils disent "Nos arbres fleurissent et le ciel est clair. Mais cela nous effraie, puisque nous ne nous soucions plus de sentir les fleurs et qu'un ciel clair nous illumine du haut ? "

Je me souviens de ma visite en Albanie. [Il m'était] alors si difficile d'y entrer, il y a de cela quelques années. Aujourd'hui, les choses ont plus faciles. L'Albanie accueille tant de personnes que nous appelons des réfugiés. Un fermier a accueilli 48 d'entre elles dans son étable et un bébé vient d'y naître. Ce pays est le plus pauvre d'Europe, mais la solidarité spontanée qui y existe contraste avec l'attitude complaisante des autorités et des individus d'autres pays [...]. Je regarde la bourse des valeurs sur CNN : le dollar est en hausse, ainsi que la couronne norvégienne. Les actions pour l'industrie des armes sont en hausse de 20 %. Le prix de la vie humaine est en baisse mais cela n'est pas indiqué sur le marché des valeurs.

Elle avait 12 ans et elle a perdu la vie à 50 mètres de la frontière. Elle s'appelait Zejnete. "Maman, tu veux bien porter mon sac à dos pendant quelque temps ?" Ce furent les derniers mots qu'elle a prononcés. "Soudain, elle s'est enfuie en courant", raconte sa mère, "vers la frontière de la Macédoine. J'ai couru après elle, et dès le premier pas, je suis tombée sur une mine ou c'est elle qui est tombée sur moi. Allongée dans l'obscurité, mes quatre enfants criaient "Maman est morte, maman est morte". Puis, j'ai entendu une autre explosion et un cri. C'était Zejnete. Je me suis avancée vers elle en rampant et l'ai tenue dans mes bras. C'est à ce moment qu'elle m'a demandé de lui prendre son sac à dos, puis elle a perdu connaissance. Son petit frère l'a portée sur les 50 mètres qui la séparait de la frontière, mais il était trop tard. Le sang coulait à profusion à l'endroit où étaient ses jambes. Moi, sa mère, j'ai perdu une partie de ma langue et mon bras ainsi qu'une partie de mes jambes. Dans la ville située de l'autre côté de la frontière, où nous espérons trouver un peu de paix, il y a une nouvelle tombe au fond du cimetière, tournée vers la Mecque, sur laquelle est placé un petit morceau de bois avec une inscription au stylo-bille. "Zejnete Avdiv, 29-04-00 Mama". Il n'y a peut-être plus beaucoup de saints parmi nous, mais avec la violence horrible qui sévit à chaque coin de la planète, chaque jour, quelque part dans le monde, il y a de nouveaux martyrs.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y avait un lieu qui s'appelait Theresienstadt, situé en face d'Auschwitz. On ne peut qu'éprouver qu'une grande tristesse quand on le visite aujourd'hui. C'est là où 15 000 enfants — des enfants juifs — ont séjourné avant d'être envoyés à Auschwitz. Quelques-uns — en fait 98 — ont survécu et sont les témoins de cette histoire. Ce qu'il reste des 14 902 autres enfants morts, ce sont leurs journaux et leurs cahiers, leurs dessins et leurs poèmes. Ce lieu est imprégné des larmes des tout-petits, tellement démunis, et résonne des mots empreints d'une si grande nostalgie. Ils ont laissé leurs biens (le confort qu'ils ont cherché à avoir) pour que nous les trouvions, lorsqu'ils ont été emmenés vers leur destination finale, Auschwitz. On ne peut pas lire ces textes d'enfants sans être émus. Ils nous disent de ne pas haïr, d'écarter la haine de notre vie. Ils nous disent de reconnaître l'égalité entre les hommes : nous avons tous la même valeur, quelles que soient les croyances, la religion, la couleur de peau et la langue. La même valeur, quelle que soit la différence. Walter Roth fut l'un des 15 000 enfants qui furent envoyés à Theresienstadt. Nous savons seulement qu'il a disparu à Auschwitz (il venait d'avoir 16 ans). Il nous a laissé sept vers qui ne seront jamais oubliés — sept vers qui devraient être donnés dans chaque école dans le monde comme leçon essentielle :

Même si, en raison d'une haine horrible,
    On nous demande de mourir,
Nous ne devons jamais nourrir nos cœurs de haine ni de colère.
N'aimez jamais uniquement les vôtres.
Ne méprisez jamais ceux qui sont différents de par leurs croyances.
Ceci devrait être notre loi fondamentale,
    Maintenant et pour toujours.

Ses mots nous suivront, alors que nous regardons les enfants marcher nu-pieds dans la neige, au Kosovo, en proie à la faim et à la peur. Ces enfants ne peuvent pas attendre que les adultes établissent des accords et trouvent des solutions. A ces enfants, qui sont plus que des "réfugiés", nous ne pouvons pas dire "demain".

Ils ont pour nom, aujourd'hui.

Le 9 novembre 2000, l'administration postale de l'ONU a émis une série de timbres sur le thème "Respect des réfugiés", conçue par Yuri Gevorgian (Arménie), à l'occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire du Bureau du Haut commissaire des Nations Unies pour les réfugiés.



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Liv Ullmann
Membre honoraire, Commission des femmes pour les femmes et les enfants réfugiés

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