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Lettre du Secrétaire général:
La démocratie : une question internationale

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Au cours des dix dernières années, les Nations Unies ont eu à faire face à des conflits au cours desquels les leaders politiques ont cultivé et exploité, à des fins d’intérêts personnels, la peur qui existe entre divers groupes, à l’origine d’actes épouvantables de haine ethnique et raciale. C’est principalement pour cette raison que j’attache une telle importance à la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance associée. J’espère qu’elle nous aidera à définir une stratégie mondiale que chacun de nous pourra adopter pour combattre ces phénomènes de haine qui se manifestent dans nos propres sociétés. Ils sont la cause de conflits partout dans le monde. Nous devons nous y attaquer de toute urgence si nous voulons prévenir la survenue de nouveaux conflits encore plus horribles. Il est clair que c’est l’une des raisons pour laquelle l’ONU est de plus en plus engagée dans le processus de démocratisation, même en dehors du cadre des opérations de maintien et de consolidation de la paix. Un nombre croissant de pays font appel à nous, non seulement pour leur fournir une aide pendant le déroulement des élections mais aussi pour les aider à aborder des questions plus vastes comme la gouvernance et les droits de l’homme.

Des États qui respectent les droits de tous leurs citoyens et qui leur permettent de participer aux décisions qui touchent leur vie, ont aussi plus de chances de tirer profit de leurs énergies créatives et de fournir un environnement économique et social qui attire les investisseurs. La démocratie est donc une question très importante non seulement pour la paix internationale mais aussi pour le développement et pour l’ordre du jour de l’ONU dans son ensemble - en fait, pour l’espoir d’un avenir meilleur auquel chacun aspire. Au mieux, elle fournit une méthode de gestion et de résolution pacifique des litiges, dans un climat de confiance réciproque. Et pour détruire ce climat, rien n’est plus corrosif que la peur et l’intolérance, associées à l’injustice et à la discrimination.

Il est vrai que dans le passé, la démocratie et la discrimination raciale étaient souvent mêlées dans un grand nombre de sociétés. Mais, aujourd’hui, il apparaît clairement que la discrimination est l’un des pires ennemis de la démocratie, les gens perdant confiance dans les institutions démocratiques - en fait, dans les institutions quelles qu’elles soient- dès qu’ils ne sont plus traités équitablement et, particulièrement s’ils se sentent menacés ou exclus pour le seul fait qu’ils appartiennent à des groupes ou à des catégories spécifiques. Comme le montre une étude réalisée pour l’Université des Nations Unies, les conflits ont plus de chances d’éclater dans des pays où les inégalités sociales coïncident avec la division entre les différentes communautés ethniques ou religieuses.

La xénophobie et la manipulation politique de la peur des étrangers, qui se manifestent actuellement en Europe, constituent la plus grande menace pour la démocratie ou, au moins, pour une certaine qualité de la démocratie. Peut-être vous souvenez-vous de l’affiche du HCR qui présentait Einstein portant un sac de vêtements sur le dos? La légende disait:

Un sac de vêtements n’est pas le seul bagage d’un réfugié quand il arrive dans un nouveau pays.


Einstein était un réfugié.

Il semble que l’Europe ait oublié ce message. Au lieu d’être accueillis pour les contributions qu’ils apportent à l’économie et à la société, les immigrants sont trop souvent considérés comme une menace. De plus, les procédures destinées à identifier les faux demandeurs d’asile conduisent au harcèlement ou à la détention de réfugiés réels. Parfois, les pays européens dissuadent ou empêchent les réfugiés d’approcher de leur pays où ils pourraient être en sécurité. Ces phénomènes ont des conséquences sur la politique étrangère et nationale, autre raison pour laquelle la démocratie est une question non seulement internationale mais également nationale.

La stabilité ne peut être tenue pour acquise dans un monde où la majorité des êtres humains n’a pas accès aux opportunités économiques réservées seulement à quelques privilégiés et n’est pas consultée lors des prises de décisions concernant l’économie mondiale. À mon avis, ces États, riches et puissants, ont l’obligation morale de prendre en considération les points de vue des États moins nantis. L’ONU s’attache à combler ce fossé. Elle fait face à un compromis constant, parfois difficile, entre la nécessité de tenir compte de ces inégalités et le désir de les corriger ou, du moins de les compenser, en donnant la parole aux défavorisés, aux pauvres, aux démunis.

Nous ne pouvons prétendre qu’il existe une égalité parfaite entre les États Membres mais, dans l’ensemble, les moins nantis et les démunis se sentent un peu plus sur le même pied d’égalité dans le cadre des Nations Unies que dans toute autre organisation internationale. Nombreux sont ceux qui, comme Dag Hammarskjöld, pensent que l’ONU a pour tâche essentielle de protéger les faibles contre les forts. À long terme, la vitalité et la viabilité de l’Organisation dépendent de sa capacité à réaliser cette tâche en s’adaptant aux réalités changeantes. C’est, à mon avis, le plus grand défi auquel elle est confrontée au cours de nouveau siècle.

Photo ONU
La plupart des États Membres - et probablement la plupart des individus - pensent que l’ONU serait plus démocratique si le Conseil de sécurité était plus représentatif des membres dans leur ensemble. Je partage cet avis, tout en reconnaissant qu’il appartient aux États Membres de décider entre eux - notant cependant qu’alors que presque tous s’accordent pour dire qu’une réforme est nécessaire, aucune décision n’a encore été prise. Mais ne nous concentrons pas seulement sur le Conseil de sécurité. D’autres décisions importantes, dont les conséquences sont considérables sur la vie de milliards de personnes, sont prises dans d’autres institutions telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce, le Groupe des huit et, bien sûr, les conseils d’administration des sociétés multinationales. Je crois que nous pourrions vivre dans un monde meilleur et plus juste - un monde plus démocratique - si toutes ces institutions prenaient davantage en compte les points de vue et les intérêts des pauvres. Un argument parfois avancé pour réfuter cette idée est que ceux qui sont censés représenter les pauvres ne sont pas vraiment représentatifs en raison de l’absence de démocratie dans les pays pauvres.

Or, cet argument est de moins en moins valable, les pays en développement étant de plus en plus nombreux à adopter un système démocratique. L’Organisation d’unité africaine a déjà pris une décision courageuse en déclarant qu’elle n’accepterait plus à ses réunions au sommet les leaders ayant pris le pouvoir par des moyens anticonstitutionnels. J’attends avec impatience le jour où l’Assemblée générale de l’ONU suivra ce bel exemple. Son autorité sera considérablement renforcée lorsque tous les gouvernements qui y sont représentés seront fidèles à leurs principes, de manière claire et manifeste, représentant les peuples du monde, au nom desquels l’ONU a été fondée.

L’idée selon laquelle il existe un lien entre la démocratie et la paix internationale n’est pas nouvelle. Nombreux sont ceux qui l’associent avec les travaux d’Emmanuel Kant dont l’essai, “La paix perpétuelle”, a été publié en 1795. Selon Kant, les “républiques” - terme qu’il utilise pour désigner essentiellement ce que nous appellerions aujourd’hui les démocraties libérales ou pluralistes - sont moins disposées que d’autres formes d’État à faire la guerre. En règle générale, l’histoire de ces 200 dernières années a prouvé qu’il avait raison. Les économies libérales ont généralement trouvé d’autres moyens pour régler leurs problèmes. Mais je voudrais mettre des réserves à cette observation avant que nous ne soyons tentés de fonder trop d’espoir. Jusqu’à présent, les démocraties libérales étaient peu nombreuses. Nous manquons donc de données pour pouvoir faire des généralisations ou des prédictions optimistes. La démocratie libérale est essentiellement un système ouvert et transparent contenant des garanties contre un esprit aventurier militaire. Les dirigeants démocratiques ne peuvent pas mobiliser leurs pays pour la guerre sans convaincre la majorité des citoyens que la guerre est à la fois juste et nécessaire, alors que le gouvernement de l’autre camp est malveillant, agressif et peu disposé à engager le dialogue ou à trouver un compromis raisonnable. Par contre, dans une démocratie, il est plus difficile de convaincre la population qu’il faut faire la guerre lorsque le système politique est, plus ou moins comme le leur, ouvert et transparent. Il s’ensuit que les démocraties sont moins fidèles à leurs principes lorsque les gouvernements poursuivent des politiques secrètes dont ils ne sont pas obligés de rendre compte. Des cas se sont présentés où même les plus grandes démocraties ont cherché à déstabiliser d’autres gouvernements élus par des moyens qu’ils n’auraient probablement pas oser utilisés si les décisions avaient été soumises au jugement du public.

Photo ONU
L’affreux carnage de la Deuxième Guerre mondiale aurait pu être évité si, dès le début, les démocraties avaient été plus fermes pour barrer la route à Hitler.

Même de nos jours, il semble difficile d’expliquer le refus des pays démocratiques à fournir des contingents pour les opérations de maintien de la paix alors que les Nations Unies déploient des efforts afin de maintenir la paix et la sécurité. Ce paradoxe est d’autant plus fort que ces missions, envoyées aux quatre coins de la planète au cours des quinze dernières années ont pour but d’instaurer la démocratie.

Dans un grand nombre de pays - du Salvador au Mozambique, en passant par le Cambodge - notre mission n’a pas été tant de maintenir la paix que de contribuer à la construire, en aidant les parties impliquées dans un conflit à trouver les moyens de vivre ensemble en bons termes, dans une société pacifique et harmonieuse. Ceci relève d’ailleurs davantage de la mission de nos opérations de maintien de la paix. Dans quelques cas - le Kosovo et le Timor oriental - notre mandat s’est élargi. Nous avons mis en place une administration de transition qui supervise l’ensemble du processus politique.

Au cœur de presque tous les conflits réside la question de l’État et de son pouvoir - qui le contrôle et comment il est utilisé. Aucun conflit ne pourra être résolu tant qu’on n’aura pas répondu à ces questions en apportant une réponse démocratique, du moins dans la forme. Quand un accord a échoué ou qu’un conflit a éclaté, et que la stabilité ne peut être rétablie que par le biais de négociations, dans la plupart des cas, la seule source de légitimité que les parties sont disposées à accepter, du moins en principe, est la volonté des citoyens. Une part importante de l’établissement de la paix consiste à mettre en place des mécanismes qui permettent de consulter les citoyens puis de prendre les mesures qui s’imposent.

Nous devons veiller à ce que j’appelle “la démocratie feuille de vigne”, phénomène qui se produit quand les dirigeants tentent de légitimer ou de perpétuer leur pouvoir en organisant des élections tronquées qui ne sont pas réellement libres. Les élections ne peuvent être justes et équitables que si elles se déroulent dans un climat pacifique où tous les partis sont sur un pied d’égalité, avec l’opportunité d’exposer leur point de vue par le biais des médias, y compris, bien entendu, les médias au service ou sous le contrôle de l’État. Un climat où les opinions impopulaires ont voix au chapitre, où les faits qui mettent en cause les responsables au pouvoir peuvent être exposés, où les réunions de campagne électorale et les réunions politiques sont non seulement autorisées mais protégées contre les actes de violence. En d’autres termes, la primauté du droit, administrée sans crainte et sans favoritisme, par des tribunaux indépendants et une police impartiale, est essentielle à la démocratie. Tous ces aspects sont nécessaires si l’on veut que les conflits fassent place à une paix durable ou, mieux encore, qu’ils n’éclatent pas. C’est en prenant de telles mesures qu’il sera possible de prévenir ou de s’assurer que les conflits inévitables qui surviennent dans une société sont gérés sans violence.

Article tiré des extraits de la conférence Cyril Foster prononcée le 19 juin par Kofi Annan à l'Université d'Oxford (Royaume-Uni).




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