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“Ne vois-tu pas le cœur dans les étoiles ?”
Par Kevin M. Cahill, médecin
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Photo de Sasha Shor.
Bougies allumées lors d’une manifestation silencieuse à Union Square, à New York.
Je suis profondément touché d’avoir été invité à participer à ce service commémoratif à Pace University mais, tout aussi important, d’être présent au début de ce semestre universitaire. Ces émotions - une douleur proche du désespoir et de l’accablement, nourrie d’espoir - ne sont pas contradictoires ni exclusives. Surtout pour les jeunes, l’espoir d’un avenir meilleur est une part fondamentale de notre être. C’est pourquoi vous poursuivez des études. Pour apprendre, développer votre esprit, pour contribuer à un monde meilleur et peut-être, je l’espère, pour construire un monde plus sûr pour nos enfants et nos petits-enfants.

Aujourd’hui, c’est votre solidarité avec les morts comme avec les blessés, associée à votre détermination et votre engagement à aborder une nouvelle ère, qui représente le plus grand hommage à ceux que nous honorons. Vous qui avez perdu des proches, qui êtes marqués physiquement ou mentalement par cette tragédie, ne vous laissez pas gagner par la peur, ne sous-estimez pas votre capacité à guérir et à poursuivre votre vie, car vous pouvez, vous devez simplement continuer, et nous devons tous tirer les leçons de cette tragédie.

Ma propre perspective sur la tragédie est quelque peu inhabituelle. Chaque jour, les médecins font face à la tragédie humaine car la douleur et la mort font partie de leur vie. Mais, généralement, il s’agit d’événements spécifiques et peu de médecins sont préparés à faire face à de grandes catastrophes. Or, pendant plus de quarante ans, j’ai eu la chance de travailler dans des régions de conflit en Afrique, en Asie et en Amérique latine. J’ai commencé ma carrière en tant que médecin spécialisé dans les maladies tropicales dans les bidonvilles de Calcutta et j’ai vu, pour la première fois, les ravages de la famine. Puis, j’ai travaillé dans des camps de réfugiés, en Somalie et dans le sud du Soudan, et j’ai vécu avec les maladies et la mort sur une grande échelle. Je me suis retrouvé dans les zones situées derrière les lignes ennemies et j’ai assisté à des massacres à Beyrouth, à Managua et dans les régions de l’Afrique moderne marquées par les cicatrices de la guerre.

Ayant côtoyé la tragédie humaine, mon point de vue peut aider à une réflexion mesurée nécessaire, alors que nous tentons d’analyser les actes de terrorisme qui ont détruit le World Trade Center et une partie du Pentagone, tué des milliers d’innocents et perturbé la vie à travers le monde. Ayant traité les maladies épidémiques et les risques de bioterrorisme, j’ai travaillé au centre de commandement d’urgence et sur le site de destruction. Aucun mot - du moins pour ma part - ne peut décrire l’amas de décombres sous lesquels se trouvent des corps, ou ce qu’il en reste, éparpillés dans un paysage qui nous est si familier.

Les États-Unis ont été épargnés par de tels désastres. La géographie nous a isolés des récents conflits; la Première et la Deuxième Guerre mondiale se sont déroulées ailleurs mais nous devons nous rappeler que le spectre de la mort et de la destruction est familier dans presque chaque partie du monde. N’oublions pas que Londres et Stalingrad, Dresde et Hiroshima, Dubrovnik et Grosny sont des villes qui ont été presque toutes rasées. Pourtant, grâce au courage et au travail, avec l’aide d’amis et d’anciens ennemis, les villes et les sociétés ont été reconstruites. Dans notre peine, alors que nous rendons hommage aux milliers de victimes et de disparus, nous devons aussi nous rappeler qu’un million de personnes ont été massacrées, il y a quelques années, au Rwanda.

Je travaillais en Somalie quand des centaines de milliers de femmes et d’enfants innocents sont morts de faim. Chacun d’eux avait un père et une mère, une sœur ou un frère, un enfant ou un être cher.

D’une certaine façon, ces expériences m’ont permis de poursuivre mon travail, d’aider les gens à guérir. Je suis profondément convaincu que nous faisons tous partie d’un seul monde. En Amérique, nous avons été les plus privilégiés et nous avons raison de défendre notre mode de vie. Mais gardons-nous de nous nourrir de l’illusion dangereuse que c’est la seule tragédie qu’ait connu l’humanité.

Dans une petite salle de consultation de mon cabinet médical, un tableau représentant un drapeau américain, signé par l’artiste de renom Louis Le Brocquy, est accroché au mur. Il y a plusieurs années, assis sur le porche de notre maison, il s’est soudain exclamé en regardant le drapeau,: “Ne vois-tu pas le cœur dans les étoiles ?”. Je vous fais part de cette anecdote parce que je crois que, d’une certaine manière, elle illustre ce que je ressens aujourd’hui. Il y a quinze jours, l’Amérique a montré sa dignité de façons remarquables. Nous connaissons tous les histoires de ceux qui ont secouru les handicapés et sont retournés dans les bâtiments en flammes pour sauver leurs collègues. Nous connaissons le travail héroïque de la police et des pompiers et il suffit de voir, comme je l’ai fait, les personnes au centre de commandement et au site “Ground Zero” pour savoir que l’Amérique possède véritablement un cœur immense. Nous avons vu des volontaires faire la queue pour donner leur sang, participer à des collectes d’argent et offrir leur aide. Nous avons vu un maire infatigable sortir la ville du chaos et encourager chacun à reprendre une vie normale. L’Amérique a montré son visage humain, que nous devinions peut-être, mais qui se manifestait trop rarement.
Kevin Cahill
J’espère que ces propos ne vous paraissent pas insensibles en ce jour où l’on attend à juste titre des élans de compassion. Mais pour guérir il faut bien plus que des témoignages de sympathie.

Il s’agit - comme votre université le fait chaque jour avec fierté - d’associer la sagesse et les efforts de toutes les cultures, de toutes les races et de toutes les religions afin de combattre la haine et mettre fin à la violence dont nous avons vu la manifestation le 11 septembre, dans notre quartier. Il est important que le monde réalise que l’Amérique est une nation animée de sentiments de solidarité et de compassion. Si l’image que nous donnons est celle d’une puissance militaire motivée par la vengeance, la violence et les châtiments perdureront. Depuis des années, je suis obsédé, comme le pense parfois ma femme, par l’idée que les affaires humanitaires et de santé devraient être au cœur de notre politique étrangère et ne pas être considérées comme une question sans importance que l’on traite après coup. Nous n’avons pas réussi, en tant que grande puissance, à montrer le visage humain de l’Amérique, à être fiers du cœur contenu dans les étoiles du drapeau américain, comme nous le sommes de notre force indéniable.

Les solutions que l’Amérique adoptera pour répondre aux terribles actes des terroristes que nous avons subis doivent refléter, comme l’a indiqué le président Bush, notre détermination et notre capacité à punir et à détruire ceux qui ont tenté de mettre fin à notre mode de vie. Mais, comme le savent tous les médecins, une intervention chirurgicale n’est qu’un outil de thérapie. Le premier devoir est de définir les causes d’une maladie et de savoir comment elle évolue avant de décider d’un traitement. Comme pour les maladies mentales, il faut d’abord chercher à comprendre les causes des troubles psychiques si l’on veut pénétrer ces régions sombres de la paranoïa et de la haine. J’espère sincèrement que notre riposte sera fondée sur toutes les qualités uniques qui font la grandeur de l’Amérique. Il faut montrer au monde le vrai visage humain de l’Amérique, comme il s’est révélé à New York ces derniers jours. Ce service commémoratif prendra fin lorsque nous allumerons les bougies - la flamme étant, depuis toujours, un symbole de la recherche du savoir et de la vérité. Vous tous, étudiants, êtes la nouvelle génération qui doit poursuivre cette quête et vous savez désormais qu’ici, à New York, vous n’êtes plus seuls. Vous avez traversé une période décisive qui nous a unis. Il est important que vous alliez de l’avant, mus par la confiance et la compassion, en faisant appel au pouvoir de l’esprit et du cœur plutôt qu’aux outils de la vengeance et de la violence. Je vous souhaite de réussir dans cette entreprise difficile.



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