Le jazz est plus que jamais indispensable
Par Lawri Lala Moore
Où étiez-vous lorsque les tours jumelles se sont effondrées ? Même endormis, la plupart des New-Yorkais peuvent répondre
à cette question sans hésitation : lun allait chez le dentiste, un autre se rendait au bureau, un troisième était dans le métro. Chaque histoire se
déroule différemment mais conduit à la tragédie du 11 septembre 2001 - deux, sur les quatre avions détournés, utilisés comme bombes, se sont
écrasés contre le World Trade Center et ont fait des milliers de victimes.
Le pianiste Barry Harris était à lhôpital, suite à une intervention chirurgicale bénigne. Terrifiée par la violence, jai fait plusieurs
kilomètres à pied pour aller lui rendre visite. Lorsque je suis entrée dans sa chambre, il a souri. Je pensais à toi, à lONU. Tu vas bien ? Il
ma prise dans ses bras. Je me suis enfin sentie en sécurité et jai pleuré. Mais cela na pas duré longtemps. Javais prévu de faire un voyage
à Los Angeles le samedi suivant pour rendre visite à ma famille. Javais peur dy aller, comme de rester à New York.
Jai discuté avec plusieurs musiciens de jazz des conséquences de la tragédie. Un batteur qui devait jouer dans les festivals de la Côte Ouest ma confié :
Personnellement, je nai pas peur de voyager en avion, mais ma femme et mes filles veulent que je reste à la maison. Nous allons prier ce soir pour nous aider dans notre
décision. Le guitariste Russell Malone a voyagé en avion immédiatement après les attaques. Son avion à destination de Newark avait été
forcé datterrir. Jai été coincé en Utah pendant trois jours. Je navais quune seule envie, rentrer chez moi. Lambiance à bord de
lavion était plutôt lugubre.
Encouragée par des amis, jai pris lavion pour Los Angeles, puis un aller-retour pour San Francisco. Chaque vol qui se passait sans incident augmentait ma confiance. Jai
entendu les quintettes de Herbie Hancock, de Michael Brecker et de Roy Hargrove qui se produisaient à Saratoga, en Californie. Leur courage à poursuivre leur tournée ma
inspirée.
Jason Linder, un pianiste qui voyage souvent en Israël, jouait au club Jazz Bakery, à Los Angeles. Pour lui, les attaques sont un rappel à la réalité.
LAmérique sait désormais comment elle est considérée. Il faudra que notre pays prenne en compte dautres manières de penser, particulièrement sur
lislam. À la télévision, jai vu, lors du rassemblement au Yankee Stadium, une interview dune femme qui avait perdu son mari. Personne ne peut
éprouver ce que je ressens, a-t-elle expliqué. Cest faux. Cette tragédie sest produite dans dautres lieux.
Je suis rentrée à New York pour assister à un dîner organisé en lhonneur de B. Harris. Le Brooklyn Conservatory lui décernait un prix dexcellence
de 25 000 dollars récompensant lœuvre de toute une vie. Lors de la remise, il a souligné laspect spirituel de la musique.
Ce qui sest passé à New York nous montre combien le jazz est indispensable. La musique est censée nous faire atteindre un autre niveau de conscience. Cette musique a
le pouvoir de guérir.
De retour chez moi, jai écouté mes messages téléphoniques. Douze jours après les attaques, des amis comme la chanteuse de Floride Riki Brooks
téléphonaient encore. Salut, comment vas-tu ? Appelle-moi. Je pense à toi. Tel était le cas de nombreux New-Yorkais depuis le premier jour des attaques. Enoch
Guomo, un saxophoniste originaire dAfrique du Sud, na pas pu rentrer chez lui pendant deux ou trois jours. Javais un tas de messages de Johannesburg sur mon répondeur.
On me demandait si jallais bien et de revenir dans mon pays. Mon pays ? Mon pays, cest celui-ci. On a parlé de la destruction du World Trade Center. Quand je
roulais en voiture dans le sud du New Jersey ou que je revenais du nord, javais lhabitude de me guider avec les tours. Elles ne sont plus là. Il y a quelque chose qui
cloche.
Alejandra Remijio, styliste, a quitté la Californie il y a trois ans pour venir habiter à New York. Je culpabilise dêtre partie. Je suis la seule à avoir
quitté le giron familial. Elle a envisagé de quitter son travail, mais en vain. Jaime trop mon travail. Et mon patron ne va pas bien, Il a perdu cinq amis lors des
attaques. Elle admet avoir pleuré en entendant les témoignages des familles. La question raciale la préoccupe aussi. Avant de venir à New York, le seul
musulman que je connaissais, cétait Billy Higgins (batteur). Jai des amis musulmans qui travaillent dans les boutiques et ils sont si sympathiques, si chaleureux. Ils me disent
toujours bonjour quand je les croise dans la rue. Les gens sont si ignorants. (Ils les jugent) parce quils ont une physionomie différente.
Vu le nombre de soldats en treillis et de patrouilles de police de New York, je me suis demandée si je devais partir. Mais je sais au plus profond de moi que ce type de violence peut se
produire nimporte où. Et puis, où pourrais-je boire la vie que je savoure ici ? Je mourrai à petits feux sans le jazz, mon studio et mon travail à lONU. Les
New-Yorkais ont ralenti leur rythme de vie. Dans le métro, les autobus et les trains, des mots aussi simples que Pardon et merci semblent plus sincères. Mais nous sommes
habités par un sentiment plus profond. Nous partageons ce traumatisme, un moment brutal, arrêté dans le temps, où nous avons été la cible de fanatiques. Nous
réalisons que cela aurait pu arriver à nimporte qui dentre nous - vous, moi, mon oncle ou ma mère. Nous marchons en levant la tête mais nos yeux trahissent la
vérité. Nous retournons au travail mais nos cœurs pleurent ceux qui ont perdu leur vie. Nous écoutons chaque témoignage, en témoignant de la compassion, et
espérons que nous avons vu et entendu le pire.