Les enfants de Shamshatoo
Par Hasan Ferdous
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De loin, je napercevais quun nuage épais de poussière jaune et très sèche - mais, au-delà,
sétendait une ville presque entièrement construite en terre. Quelques dizaines de petites maisons de terre étaient parsemées dans une vaste région aride
reliée par une route de terre cahoteuse.
On se serait presque cru dans un site préhistorique planté au milieu dun paysage désertique, digne dun décor de film de Steven Spielberg. Mais il ne
sagissait ni dun décor ni dun site préhistorique. Cétait Shamshatoo, un camp établi pour les nouveaux réfugiés afghans près de
Peshawar, la capitale de la province située au nord-ouest du Pakistan, à la frontière avec lAfghanistan.
Le Haut Commissariat de lONU pour les réfugiés a établi quatre camps, appelés Shamshatoo, pour fournir un abri et des services de base à quelque 50 000
réfugiés afghans. La plupart sont arrivés depuis peu. Quelques-uns sont là depuis un an, la majorité depuis une semaine. Un certain nombre dentre eux ont
été transférés du camp de Jallozai, plus vaste, situé également près de Peshawar. En tout, 3,5 millions dAfghans ont trouvé refuge - 2
millions au Pakistan et 1,5 million en Iran. Dautres se sont réfugiés dans les pays limitrophes de lAfghanistan.
Le 12 novembre 2001, nous avons visité Shamshatoo, dernière étape de notre visite des quatre camps. Ici, tout le monde a une histoire à raconter et une tragédie
à partager. À part quelques détails, elles se ressemblent toutes. Fuyant une guerre violente et un régime oppresseur, ils sont venus chercher un abri, de la nourriture et
lespoir. Et cet espoir, du moins pour les réfugiés du camp de Shamshatoo, sest matérialisé en offrant à la fois aux Afghans, garçons et filles,
la possibilité daller à lécole.
Abdul Haq, père de cinq enfants (un garçon et quatre filles), est venu au Pakistan il y a un an après avoir fui Mazar-i-Sharif, ville située au nord de lAfghanistan
et ravagée par la guerre. Il a rejoint dabord le camp de Jallozai et a été transféré à Shamshatoo il y a trois semaines seulement. Il était
chauffeur de taxi et sa femme enseignait. Après la prise de contrôle de Mazar-i-Sharif par les talibans, les filles nont plus été autorisées à aller
à lécole. Sa femme a perdu son emploi et lui a eu un œil arraché par lexplosion dune mine. Conscient des difficultés auxquelles sont exposés
les réfugiés, il avait préféré ne pas quitter les lieux.
Mais après le kidnapping de plusieurs filles et la détérioration de la situation, il a décidé quil était temps de mettre sa famille en
sûreté. Ma plus grande crainte concernait mes filles. Je devais les emmener dans un lieu sûr même si cela signifiait abandonner notre maison, a-t-il
précisé. Pour lui et pour plusieurs centaines de nouveaux réfugiés, leur abri à Shamshatoo consiste en une tente, souvent sans aucune protection en plastique contre
le froid et aucun revêtement dur pour couvrir le sol. Leau étant rare, un camion passe deux fois par jour pour distribuer des rations deau. Il faut sortir du camp
et parcourir plusieurs centaines de mètres pour aller chercher la ration alimentaire hebdomadaire fournie par lONU. Il ny a aucun médecin dans le camp, pas
délectricité et, lorsque la nuit tombe sur la vallée, il ny a que les étoiles. Il fait très noir et vous devez écouter les battements de votre
cœur pour vous convaincre que vous êtes toujours en vie.
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Mais je peux aller à lécole, rétorque Asma, onze ans, lorsquon lui demande si sa ville lui
manque. Il y a encore une semaine, lécole avait lieu sous une tente. Les enfants afghans, saccrochant désespérément au moindre espoir, continueraient de
sy rendre, même dans ces conditions, laissant leurs sandales éculées à lentrée, sasseyant sur un tapis froid et écoutant attentivement
chaque mot du mualim - lenseignant. Maintenant, un panneau bleu et blanc est planté devant un bâtiment dun étage, sentant encore la peinture fraîche,
indiquant fièrement École primaire de filles de Baihaque. Cest notre nouvelle école, dit Mumtaz, âgée de neuf ans, notre guide local
pour loccasion. Ses yeux brillaient de plaisir alors que nous entrions dans la classe.
À lintérieur, environ 30 fillettes, âgées de 8 à 15 ans, étaient assises sur un tapis avec leurs manuels, leurs cahiers et leurs crayons à la
main. Deux ou trois ont gardé le voile; les autres, vêtues de vieilles robes propres, nous ont souhaité la bienvenue en nous lançant le traditionnel salaam en
nous regardant droit dans les yeux. La différence entre les tentes en lambeaux et cette classe était frappante. La plupart des fillettes étaient peu enclines à parler de
leur passé. Trop damertume, trop de déceptions. Elles ont préféré parler de lavenir. Le passé a été si sombre que lavenir ne
peut être que meilleur pour elles. Toutes, sans exception, semblaient heureuses. Pendant les trois heures quelles passent à lécole, elles peuvent oublier leurs
conditions de vie difficiles et rêver de lendemains meilleurs.
Je voudrais être médecin quand je serai grande, confie une petite fille, trop timide pour répéter son nom. Une autre, un peu plus grande, dit quelle
aimerait enseigner. Une troisième, peut-être la plus âgée, voudrait, elle, être infirmière.
Il nest pas difficile de comprendre pourquoi la plupart des fillettes souhaitent exercer ces trois professions. Sous le régime des talibans, les filles étaient exclues de
lécole.
Tahira, originaire de Jalalabad, située à lest du pays, a expliqué que le jour où elle a appris quelle ne pouvait plus aller à lécole a
été le jour le plus triste de sa vie. Je me sentais inférieure, même aux animaux. Les chiens et les chats peuvent vagabonder librement. Je ne pouvais aller nulle
part. Je me sentais un fardeau pour ma famille. Si je pouvais, jouvrirais des écoles partout en Afghanistan. Jenseignerais aux filles tout ce que jai appris, dit-elle,
les yeux brillants despoir.
Il est clair que lAfghanistan a un besoin urgent denseignants. Le taux dalphabétisation y est le plus bas du monde - seulement environ 32 % de garçons et 8 % de filles
bénéficient, sous une forme ou sous une autre, de léducation primaire. Sous le régime des talibans, léducation a été
reléguée au bas de la liste des priorités. Les taux dabandon scolaire ont augmenté en flèche, la fréquentation scolaire a diminué et peu
délèves ont terminé leurs études.
LAfghanistan a également besoin de nombreux médecins. Les taux de mortalité chez le enfants de moins de cinq ans y sont les plus élevés du monde - environ 257
pour 1 000 naissances, soit un enfant sur quatre. Un cinquième des nouveau-nés souffrent dinsuffisance pondérale à la naissance - moins de 2,5 kg. Un enfant sur deux
souffre de malnutrition et environ la moitié souffre dun retard de la croissance.
Et ceux qui survivent doivent faire face à une autre menace, les mines terrestres. Avec plus de 732 millions de mètres carrés minés, lAfghanistan est lun des
pays les plus touchés par ce fléau. Cent millions de mètres carrés supplémentaires sont minés dans le nord du pays à cause des combats de
première ligne. Avant le début des bombardements américains, entre 40 et 100 personnes étaient blessées chaque semaine par lexplosion de mines terrestres.
Lors des récents raids aériens, un grand nombre de nouveaux dispositifs explosifs ont été employés, dont certains nont pas explosé au sol. Des enfants,
qui ont traversé ces champs de mines pour aller chercher des vivres parachutés, ont été soit blessés, soit tués.
Lune des fillettes que nous avions rencontrées à lécole nous a dit que son père avait été gravement blessé par lexplosion dune
mine. Cela sest produit alors quil se rendait au marché pour acheter du pain. Nous avons de la chance. Il na perdu quune jambe. Heureusement, il a maintenant une
jambe artificielle et il peut marcher.
Et vous trouvez que vous avez de la chance ?, lui ai-je demandé, surpris. Imaginez ce qui serait arrivé sil avait été tué ou sil avait
perdu la vue. Que serait-il advenu de nous ? Nous serions toujours à Kunduz et continuerions de souffrir.
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Il y a une autre raison pour laquelle la plupart des enfants du camp de réfugiés estiment quils ont de la chance. Ils
ont des vêtements chauds. En Afghanistan, où lhiver est rude, environ 1,4 million de personnes ont été déplacées dans le pays. Beaucoup ne disposent pas
dun abri adéquat. De plus, le spectre de la famine plane au loin.
Le pays a connu trois sécheresses consécutives et de mauvaises récoltes. Selon lOrganisation mondiale de lalimentation et de lagriculture des Nations Unies, la
production alimentaire a connu un tel déclin en 2001 quelle était à peine suffisante pour pouvoir aux besoins de la population durant six mois. À moins que le pays
ne reçoive une aide alimentaire importante, et que celle-ci soit distribuée sans tarder à ceux qui en ont besoin, plus de 100 000 enfants afghans risquent dêtre
exposés à de plus grandes souffrances ou même de mourir.
À Shamshatoo, les enfants ne sont peut-être pas très bien nourris mais ils ne meurent pas de faim. Cest peut-être pourquoi ils peuvent rêver à des
lendemains meilleurs.
LONU cherche des solutions pour apporter la paix en Afghanistan, ai-je dit aux fillettes. Auquel cas, elles pourront rentrer chez elles. Serez-vous contentes de rentrer dans votre pays
? leur ai-je demandé.
Un silence inhabituel sest installé. Elles se sont regardées, le regard assombri par la crainte et les soupçons. Jai répété ma question. Rafia,
la plus âgée du groupe, sest mordu longle, sest gratté le nez et a pris une grande bouffée dair. Très lentement, comme si elle comptait ses
mots, elle a répondu : On est heureuse ici. Je ne sais pas si jirai à lécole dans mon village, à Bamyan. Je pouvais voir que la réponse
mesurée de cette jeune fille de 15 ans était chargée de souvenirs douloureux, de cauchemars et de blessures. Elles ont passé chaque jour de leurs jeunes années au
milieu de la guerre, un jour après lautre. Les villes et les villages ont changé de main : de nouveaux dirigeants ont pris le pouvoir. Mais les cauchemars de lAfghanistan
nont pas pris fin. Maintenant, les enfants ne veulent faire plus confiance à personne.
Puis, ce fut le moment de partir. On sest dit au revoir à plusieurs reprises, les filles devant la porte de lécole continuant dagiter leur main. Notre Jeep a
démarré, soulevant un nuage de poussière sur le village de Shamshatoo. Trois minutes plus tard, en passant devant une boutique locale, deux garçons nous ont salués
en nous apostrophant. Quest-ce quils disent ?, ai-je demandé à Ariana, notre guide et interprète.
Ils veulent des crayons, a-t-elle expliqué. Nous avons fouillé nos poches et en avons sorti trois vieux crayons. Puis, dautres enfants sont arrivés, chacun
faisant la même demande.
Vous avez des crayons ?
Il ne nous en restait plus un seul. Je ne me suis jamais senti aussi impuissant, aussi limité.
Hasan Ferdous, Fonctionnaire de linformation au Département de linformation, a passé deux mois au Pakistan où il
a travaillé pour le Bureau du Coordonnateur de lONU pour lAfghanistan. Il est lauteur des photos ci-dessus.
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