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L’INTERVIEW de la Chronique

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Le 16 avril 2002, Jane Goodall a été nommée Messager de la paix des Nations Unies. Elle fait désormais partie d’un groupe de neuf personnes éminentes que le Secrétaire général, Kofi Annan, a nommées depuis 1997. Les Messagers de la paix permettent de mobiliser le public et de solliciter sa participation afin de créer un monde meilleur, agissant en tant que défenseurs de diverses causes. Jane Goodall est également membre du groupe consultatif nommé par le Secrétaire général afin de discuter des nouvelles approches au développement durable et de promouvoir les objectifs du Sommet mondial du développement durable, qui se tiendra en septembre 2002 à Johannesburg. Connue principalement pour son étude remarquable sur les chimpanzés, J. Goodall se consacre aujourd’hui principalement à informer le public des menaces auxquelles sont confrontés les chimpanzés ainsi que des autres crises environnementales, faisant part de ses raisons de garder l’espoir que l’humanité résoudra les problèmes qu’elle a imposés à la Terre. Elle s’est entretenue le 16 avril à New York avec Russell Taylor de la Chronique ONU.

Vous vous êtes rendue pour la première fois en Afrique quand vous aviez 23 ans, et vous y avez rencontré Louis Leaky.
J’avais entendu parler de lui. Je l’ai donc appelé et j’ai pris rendez-vous. Me voilà donc, sans diplôme, venant d’arriver d’Angleterre. Quelle confiance nous avions !

Pourquoi vous a-t-il conseillé d’étudier un groupe de primates vivants au lieu de poursuivre vos recherches en paléontologie ?
Il avait des idées très avancées. Il considérait que l’étude des chimpanzés, qui étaient nos cousins les plus proches dans l’habitat naturel, lui permettrait de mieux comprendre le comportement des premiers êtres humains. Si nous trouvions que le comportement de l’homme et des chimpanzés était plus ou moins similaire, peut-être l’avions-nous hérité d’un ancêtre commun, il y a des millions d’années. On pourrait alors penser qu’à l’âge de pierre, l’homme et la femme s’embrassaient, se serraient dans les bras, se donnaient la main, se complimentaient, faisaient des fanfaronnades, formaient des relations familiales durables. Ces attitudes sont identiques et se rencontrent dans le même contexte.

Quand vous êtes retournée en Tanzanie en 1960 et que vous avez commencé votre recherche, faisant de vous l’une des primatologues les plus réputées aujourd’hui, les conditions avaient dû considérablement changer. À la fin du siècle dernier, il devait y avoir deux millions de chimpanzés en Afrique occidentale et centrale alors que, de nos jours, il n’en reste qu’un huitième. Pourquoi ?
À cause de la destruction de l’habitat, de la croissance des populations. Mais, actuellement, la menace la plus grave est le commerce de la viande de primates. Et cela est rendu possible par les activités des sociétés forestières qui éventrent la forêt. Même si elles souscrivent au principe de l’aménagement forestier durable, ce qui est le cas dans le bassin du Congo où la majorité des grandes sociétés européennes n’effectuent pas de coupe rase, elles ouvrent néanmoins la forêt. Les chasseurs des villes avoisinantes arrivent en camion, campent là où s’arrête la route, où il reste encore quelques animaux, et tirent sur les gorilles, les chimpanzés, les antilopes, les oiseaux, les chauves-souris, etc.

Peut-on encore recueillir des informations supplémentaires sur les primates supérieurs qui pourraient être bénéfiques à la race humaine ?
Je crois que la leçon principale que nous avons tirée est un peu d’humilité. Nous sommes uniques mais pas aussi différents que nous le pensions. La différence entre l’ADN des chimpanzés et celui des êtres humains est de seulement 1 %. Ils sont capables de faire des prouesses intellectuelles que nous pensions être le propre de l’homme. Ils ont des émotions et une personnalité, comme les chiens et les chats. Nous avons donc constaté que nous étions vraiment différents, la différence la plus importante résidant dans le langage parlé, qui nous a permis de nous développer culturellement, contrairement au chimpanzé. Nous avons appris à respecter davantage les chimpanzés et les autres animaux. Nous pouvons tellement apprendre des animaux en général. Nous connaissons seulement la moitié de la surface de la Terre. Qu’en est-il des baleines et des dauphins ? Nous les tuons tous. La guerre peut avoir un effet désastreux sur l’environnement. J’ai constaté qu’après le 11 septembre, les gens étaient peu enclins à admettre que l’environnement était une question qui les préoccupait, comme si c’était antipatriotique. Et je leur ai dit que si c’était une question importante avant, cela devrait l’être encore plus maintenant. C’est nous qui devons assurer l’avenir de nos enfants.

Qu’en est-il du commerce de viande de primates ?
C’est un commerce qui n’a pas pour but de nourrir les gens affamés. C’est donc très différent de l’Afrique de l’Est où ce sont les très pauvres qui chassent comme ils le font depuis des centaines d’années. Le commerce de la viande de singe est une préférence culturelle - dans les pays de l’Afrique centrale, cette viande est un mets prisé. De grandes quantités sont disponibles dans les villes et sont envoyées d’un pays à l’autre. Une grande partie de ce commerce est illégale, les animaux étant menacés de disparition. Mais qui va vérifier ces morceaux de viande séchée ? En outre, les grands chantiers d’exploitation forestière installés au cœur de la forêt comprennent jusqu’à 2 000 personnes - les bûcherons et leur famille, et les peuples autochtones à qui l’on fournit des armes pour tuer les animaux. Il n’y a aucun principe d’exploitation durable. Que reste-t-il aux peuples indigènes lorsque le camp s’en va ? Leur culture est détruite ainsi que leurs moyens d’existence. Le commerce s’effectue en grande partie à l’intérieur des pays mais il existe des filières qui approvisionnent des restaurants exotiques dans le monde entier.

Parlez-nous du projet de votre organisation appelé TACARE ?
Nous avons lancé un projet dans les villages situés autour du parc national Gombe, qui s’appelle TACARE (le Projet de reboisement et d’éducation du Bassin du lac Tanganyika). Trente-trois villages abritent des pépinières d’arbres et sont dotés de programmes destinés à prévenir ou à contrôler l’érosion des sols afin de promouvoir les méthodes d’agriculture les mieux adaptées à ces terres et de fournir des programmes d’éducation pour aider les femmes à obtenir des crédits en s’inspirant du système de la Grameen Bank. Et nous avons travaillé avec le personnel médical régional. Lorsqu’une voiture ou un camion est envoyé pour fournir des semis, ou autre, nous envoyons en même temps un médecin ou une infirmière afin de fournir les soins de santé de base aux jeunes enfants, les services de planification familiale et l’éducation des enfants.

Je voulais vous poser d’autres questions à propos de TACARE ainsi que sur le programme Racines et bourgeons, mais ce que vous avez décrit semble plutôt alarmant pour l’avenir !
Oui ! D’abord, TACARE. Nous avons appris de différentes sources, y compris de la Banque mondiale, que ce projet était le meilleur de la sorte. Nous entamons la sixième année. Le directeur de projet était le seul Européen. Il est parti et les Tanzaniens sont désormais seuls à diriger le projet. Nous allons répéter cette expérience dans la région de la Cross River, au Nigeria, et comptons aussi lancer un projet similaire à Brazzaville, au Congo. Officiellement, nos efforts sont destinés à assurer la préservation des chimpanzés dans la forêt, parce que c’est notre mission. Mais nous voulions établir un centre qui accueille la population de la région afin qu’elle voie comment ce programme particulier fonctionne. Je crois que si notre projet a si bien marché, c’est parce que nous ne sommes pas arrivés en disant : « Je sais que vous avez besoin d’aide. On est là pour ça. » C’est ce que certaines organisations pleines de bonnes intentions ont fait. Nous avons une liste et discutons de ce que nous pouvons faire. Au début, les anciens du village disent qu’ils ont des femmes pour aller chercher le bois, l’eau, etc. Puis, quand on leur projette notre vidéo et qu’ils voient qu’un village a réussi à cultiver des arbres fruitiers par exemple, ils veulent faire la même chose. Et nous leur disons : « Nous n’allons pas faire le travail pour vous, mais nous allons vous montrer comment le faire. » Ils sont motivés dès le départ, et ils sont contents.

Vous avez pu également lier à TACARE les soins de santé de base et l’éducation, etc.
Avec l’éducation en matière de conservation de l’environnement. Le programme est établi dans les 33 villages. On nous a d’ailleurs demandé de mettre en place un programme scolaire pour inciter les enfants à protéger et à respecter leur environnement. Il ne suffit pas de vivre en paix les uns avec les autres, il nous faut vivre en harmonie avec le monde naturel. Prenez l’exemple des animaux qui vivent dans les bois, les marécages et dans d’autres lieux, et les promoteurs - c’est du terrorisme ! Nous devons apprendre à être plus modérés, plus respectueux et plus réfléchis. Allons-nous continuer à envahir de plus en plus de terres ? C’est un problème dans les pays en développement et un autre dans les pays développés. Et ils sont tout aussi alarmants. Mais, malheureusement, les pays développés sont tellement motivés par l’appât du gain, axés sur le consommateur, déterminés à gagner de l’argent. Ils volent les dernières ressources des pays en développement, et ceux-ci d’ailleurs n’en deviennent pas plus riches.

En quoi consiste le programme environnemental et humanitaire « Racines et bourgeons » destiné aux jeunes enfants ?
Actuellement, ce programme est principalement destiné à donner de l’espoir aux enfants. Chaque groupe se consacre à trois domaines : sa communauté, l’environnement et les animaux. Prendre soin des animaux domestiques, par exemple, revient, en fait, à enseigner la paix, l’amour, le respect et la compassion pour la vie. Après le 11 septembre, nous avons également mis sur pied une série de programmes pour aider les enseignants à apprendre aux enfants ce qu’est la tolérance, à les aider à comprendre les différents groupes ethniques de leur région.

Le 11 septembre, vous étiez à New York. Vous avez intégré cette tragédie au programme Racines et bourgeons.
Oui. Je veux aider les enfants à comprendre ce qui s’est passé tout en leur donnant les outils pour agir. Nous venions de terminer un festival au Musée d’histoire naturelle de New York - 14 groupes d’âges différents. Et le jour précédent, nous étions dans le New Jersey avec des enfants des écoles de la ville.

Photo Chronique ONU/Russell Taylor
Compte tenu de la dégradation de l’environnement causée par l’activité humaine et les guerres dont vous avez été témoin, comment pouvez-vous être si optimiste ?

Le 11 septembre est un exemple parfait. Nous avons vu le pire dont nous sommes capables - utiliser des personnes innocentes pour en tuer d’autres. Nous avons aussi vu le meilleur. L’héroïsme et les manifestations d’amour et de compassion. Les gens ont donné tout ce qu’ils étaient en mesure de donner - leur sang, de l’argent, ils ont même ouvert leur maison à des inconnus. Puis, certaines valeurs ont été remises en question : Avons-nous passé trop de temps à gagner de l’argent au détriment de notre famille ? Les gens ont renoué des contacts avec des connaissances qu’ils n’avaient pas vues depuis un certain temps pour leur dire qu’ils pensaient à elles. Je craignais que ce mouvement de solidarité ne s’essouffle rapidement, mais il a duré.

C’était mon destin d’être à New York, ce jour-là. Je me souviens de la Deuxième Guerre mondiale lorsqu’il était apparu inévitable que l’Allemagne allait envahir l’Angleterre. Nous étions séparés par la Manche. Nous n’avions qu’un échafaudage installé dans la mer, quelques fils barbelés et des hommes âgés munis de fourches, la force aérienne et les hommes de Churchill nous disant que nous ne serions pas vaincus. Nous avons survécu aux bombardements de Londres et nous nous en sommes sortis. Prenez l’exemple de Nelson Mandela. Malgré les années passées en prison, il n’a pas perdu espoir et a réussi à mettre fin à l’arpatheid. Kofi Annan lui-même symbolise l’espoir. Il est une source d’inspiration.

L’espoir, c’est aussi notre affaire. C’est pourquoi je travaille avec les enfants et donne des conférences 300 jours par an. Sans espoir, le monde tombe dans l’apathie. Ce qui me touche le plus après mes conférences, c’est quand j’entends quelqu’un me dire : « Vous m’avez appris que ma vie avait plus de valeur, qu’elle était plus précieuse que je ne le pensais. »

Ou que celui-ci allait se ressaisir. Devenu apathique, sans espoir et cynique, il allait changer d’attitude et tenter de faire du monde un meilleur endroit pour vivre. On ne peut rester insensible à ces réactions. Je me réjouis de travailler avec des enfants. Ils sont une grande force d’inspiration et d’énergie. Et ils savent qu’ils peuvent réussir.

Un jour, une fillette qui s’appelle India est venue me voir à Seattle, dans l’État de Washington. « Elle est venue en avion de Los Angeles avec sa mère. Elle veut vous donner toutes ses économies. Est-ce possible ? », m’a-t-on demandé. Je pensais qu’il s’agissait de 100 dollars ou d’une somme équivalente, mais elle avait 2 000 dollars. Une enfant adorable, intelligente. Elle avait commencé à mettre de l’argent de côté quand elle avait cinq ans. Voulant contribuer aux projets, elle et ses amies avaient gagné de l’argent et demandé autour d’elles si d’autres personnes pouvaient offrir la même somme d’argent que celle versée par leurs parents et leurs amis. India m’a dit : « Docteur Jane, je suis désolée de ne pas pouvoir vous donner tout l’argent que j’ai mis de côté pour vous, mais je dois en garder un peu parce que je m’en sers pour en gagner plus. » Et elle n’a que sept ans ! Ce soir-là, il y avait 2 000 personnes à ma conférence. J’ai appelé India pour qu’elle monte sur l’estrade, et j’ai raconté son histoire. Dans la salle, tout le monde était ému. Je pense que Kofi Annan sent cela intuitivement. C’est un point que, dans une large mesure, nous partageons. Enfin, je le crois.
Si vous aviez vu comme les enfants étaient ravis ! Ils se sentaient importants parce qu’ils étaient responsables d’un projet. C’était eux qui l’avaient développé et avaient pris les décisions. Quel que soit leur âge, ce sont les enfants qui décident. Les enseignants et les parents sont là pour leur apporter leur soutien. À votre avis, que fait, et que devrait faire, l’ONU en matière de développement durable pour conserver l’habitat naturel des primates supérieurs ? Quel rôle le Secrétaire général peut-il jouer ?
J’ai parlé au Secrétaire général, Kofi Annan, du programme Racines et bourgeons comme un moyen de semer les graines pour amener la paix dans le monde, parce que son message principal, c’est d’aider à changer les choses et à changer d’attitude par le biais du savoir et de la compréhension, de la ténacité et de l’assistance, de l’amour et de la compassion. Il permet de briser les barrières entre les différentes cultures et les groupes ethniques dans les pays. Imaginez transformer cette philosophie en graine. Prenez l’Assemblée générale qui réunit des représentants de presque tous les pays. Donnez-leur à chacun une graine et dites-leur : « Apportez-la dans votre pays, donnez-la à une personne et dites-lui d’en prendre soin. » Si elle pousse et que l’arbre donne des fruits, ces fruits sont la propriété du pays, parce qu’ils ont poussé sur leur terre et que ce sont eux qui s’en sont occupés. La philosophie sera alors partagée dans le monde entier.

Je pense que l’idée de responsabiliser les enfants a plu au Secrétaire général. Elle s’est développée en partant de la base, c’est-à-dire les enfants, des quartiers pauvres des villes aux zones rurales. Soixante-dix pays y participent déjà et nous avons trouvé quelqu’un qui va lancer un nouveau programme au Maroc. Cela fera 71. C’est une initiative populaire parce qu’elle est à la portée des gens. C’est aussi simple que cela. Nous avons des groupes dans les prisons, nous en avons dans les foyers de personnes âgées.

La paix ne viendra jamais si nous n’apprenons pas comment mieux vivre en harmonie avec le monde naturel. La paix ne signifie pas seulement mettre fin aux combats. Et les enfants sont ouverts aux changements. Ils ne sont pas figés dans leurs habitudes.

Ceux qui survivent avec seulement quelques dollars par jour ont-ils le temps de se préoccuper des questions ayant trait à l’environnement et à la diversité biologique ?
Cela peut vous étonner, mais ils se sentent concernés. J’imagine que cela doit être difficile dans certaines régions urbaines, telles qu’en Inde où certains ne savent probablement pas ce qu’est « l’environnement ». Mais cela marche dans les villes, comme à New York ou Los Angeles. D’ailleurs, quelques-uns des meilleurs projets ont été réalisés à Chicago. Les jeunes ont sélectionné huit zones de criminalité ayant à peu près les mêmes taux de délinquance et ont planté des plantes ainsi que des arbres dans quatre d’entre eux, dans les sites autour des immeubles, ils ont fabriqué des jardinières à plantes pour les fenêtres, etc. Le taux de délinquance a baissé de manière drastique. La relation avec le monde naturel fait partie de notre psyché.

Autre point important de TACARE dont je n’ai pas encore parlé, c’est la participation massive des femmes. Il a été montré maintes et maintes fois que, lorsque le niveau d’éducation des femmes augmente, la taille de la famille diminue. Nous avons été en mesure d’accorder des bourses aux filles douées pour les études afin qu’elles suivent l’enseignement secondaire. Une telle chance ne leur arrive pas souvent. Nous sommes maintenant bien acceptés par la population. Nous ne sommes plus perçus plus comme une bande de Blancs qui s’occupent du sort des chimpanzés. En fait, nous n’employons pratiquement que des Tanzaniens. Très peu de Blancs - 4 ou 5 peut-être comparés à près de 30 Tanzaniens au total, si on inclut ceux qui taillent les pistes.



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