Une page du passé Lexpérience des tentatives ou les lauriers de la gloire ?
Par Indira Menon
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Eric Shipton fut lun des plus grands alpinistes du XXe siècle. Il a ouvert la voie à deux ascensions dans lHimalaya mais na jamais atteint lui-même le sommet. Les sommets du mont Everest et de Nanda Devi lont boudé alors quil en connaissait les détails plus que tout autre à son époque.
Lannée prochaine, nous célébrerons le cinquantième anniversaire de la première ascension du mont Everest par Edmund Hillary et Tenzing Norgay. Litinéraire suivi par léquipe a été tracé en 1951 par Eric Shipton lors dune expédition de reconnaissance. Jusqualors, les expéditions de lEverest partaient du Nord par le Tibet, le Népal étant plus près pour les étrangers. Le versant tibétain, plus escarpé que le versant népalais, comporte une immense barrière formée par le fameux glacier Rongbuck.
Cest à cet endroit, sur larête nord-est, quen 1924, George Mallory et son compagnon Irvine ont trouvé la mort. Après 1950, cette route a été fermée en raison de la situation politique au Tibet. Heureusement, le Népal a été ouvert par la suite aux étrangers. Les Britanniques, qui sétaient appropriés le mont Everest, ont immédiatement préparé une expédition de reconnaissance. Ayant participé à toutes les expéditions depuis les années 30, Eric Shipton fut naturellement choisi comme chef de lexpédition. Edmund Hillary, un Néo-Zélandais, sest joint à léquipe au dernier moment; Eric Shipton devait, plus tard, le considérer comme candidat sérieux à lascension du sommet.
Léquipe devait trouver un autre itinéraire pour atteindre lEverest, par le versant sud. Ce fut une tâche ardue mais, finalement, Eric Shipton fut en mesure détablir un itinéraire où la pente était moins abrupte que sur le versant nord. Cependant, pour atteindre South Col, un col situé entre lEverest et le Llotse, il fallait traverser une chute de glace très dangereuse, un paysage de blocs de glace parsemé de moraines et de crevasses de 600 m de profondeur, formées par la courbe soudaine du glacier Khumbu qui sécoule sur les versants de lEverest. Bien quils aient réussi à atteindre la chute de glace, considéré comme un exploit dans lhistoire de lalpinisme, Eric Shipton décida, par égards aux souhaits des chefs sherpas, de ne pas pousser plus loin et dattendre le printemps prochain. Il écrivait : Angtarkay et Passang étaient également convaincus que ce serait de la folie, compte tenu des conditions (météorologiques) présentes, dessayer de traverser la chute de glace avec le matériel et abusif de demander aux sherpas de le faire. Nous navions pas dautre choix que de nous soumettre, espérant que nous aurions une autre chance au printemps. Il ne fait aucun doute quil comptait revenir au printemps.
Lexpédition de reconnaissance, en 1951, fit sensation parmi les alpinistes. Les Suisses saisirent immédiatement lopportunité et, à deux reprises mais sans succès, tentèrent datteindre le sommet. Les Britanniques décidèrent alors de ne pas perdre de temps. En 1952, Eric Shipton organisa une autre expédition avec, pour objectif, de former et de préparer léquipe pour lascension finale prévue lannée suivante, dont, pensait-on, il serait le chef.
Cependant, lorsque lexpédition de 1953 fut annoncée, les alpinistes eurent une mauvaise surprise. Le Comité de lHimalaya avait choisi le général de brigade John Hunt, alors quil navait jamais tenté de gravir le mont Everest. Pourquoi un tel choix ? Les membres du Comité étaient déterminés à tout faire pour que lexpédition coïncide avec le couronnement de la reine Elizabeth. John Hunt, fort de son expérience militaire, était censé, comme le duc dYork, mener ses hommes jusquau sommet de la colline et leur faire rebrousser chemin , et présenter à la reine le plus grand trophée de lhistoire de lalpinisme.
Eric Shipton fit comme si de rien nétait et, beau joueur, nen garda pas rancune. Mais ses admirateurs étaient profondément déçus. Sa biographie révèle quil nourrissait depuis longtemps lespoir de gravir un jour lEverest : Il est vite apparu que le mont Everest était la barrière la plus immédiate aux projets qui avaient commencé à peupler mon imagination. Ayant tenté une fois son ascension, il était difficile de sarrêter là.
Lexpédition de 1953 fut un succès. James Morris, correspondant du Times, réussit à transmettre la nouvelle et larticle fit la première page du journal avec le couronnement de la reine. John Hunt avait parfaitement réussi son coup et les dieux du temps avaient été cléments. Le monde exultait de joie. Cependant, une controverse inutile enflamma les esprits, à savoir qui des deux, Edmund Hillary ou Tenzing Norgay, avaient, le premier, posé le pied au sommet. Au milieu de ce drame et de la fièvre quil suscita, les membres de lexpédition noubliaient pas tout ce quils devaient à Eric Shipton. John Hunt écrivait : Après le dîner, nous avons sorti le rhum de lexpédition et porté un toast au patron de lexpédition, le duc dEdimbourg... Nous avons bu à la santé dEric Shipton, qui, parmi beaucoup dautres, avait tant contribué à cet événement.
Eric Shipton était en avance sur son temps. Les points de vues quil défendait annonçaient ceux des écologistes modernes : le danger de jeter les matériaux non dégradables; les avantages des petites expéditions sans trop de préparation et la nécessité de conserver les ressources naturelles. Il semblait être en déphasage par rapport à lère des grandes expéditions mais il avait le courage dexprimer ses opinions dans ses écrits : Pour moi, le charme de lalpinisme réside en grande partie dans sa simplicité : une corde, un piolet, des lunettes teintées et des chaussures à crampons sont léquipement de base; le reste est une affaire de contact physique, mental et esthétique de lalpiniste avec la montagne. Plus lapproche est simple, plus on est en harmonie avec lenvironnement. Cest, du moins, la seule manière dont je peux expliquer le sentiment que jai si souvent éprouvé quand jai participé à de grandes expéditions himalayennes dotées dun équipement très sophistiqué, le sentiment davoir perdu contact avec lessence de la vie que je cherchais inconsciemment.
| (Photo/Indira Menon) |
Il était fervent des petites expéditions composées de deux ou de trois membres, avec un matériel minimum. Il était partisan de vivre des ressources naturelles et dadopter la nourriture simple des paysans : le satto ou le tsampa (farine dorge grillé), qui sont extrêmement nutritifs et utiles pour les longues marches, les fruits et les légumes disponibles localement (surtout la rhubarbe sauvage quil aimait particulièrement), les lentilles et les œufs (quils affectionnait). Quant à la viande, disait-il, il valait mieux sen passer, car elle était lourde à transporter et se détériorait rapidement.
Lendurcissement du corps humain contre tous les maux physiques était pour lui un article de foi, et pour citer Geoffrey Winthrop Young, il appliquait ce principe à lextrême, même si cela signifiait rivaliser avec les ours locaux pour saisir une pousse de bambou afin de ne pas mourir de faim. Il détestait lidée dune armée qui partait à lattaque et à la conquête dune montagne. Il critiquait également la façon dont certains alpinistes traitaient les sherpas comme de simples porteurs, ne cherchant jamais à établir un contact humain avec eux.
Lépisode du mont Everest sest déroulé avec un sentiment de déjà-vu, comme cela avait déjà été le cas pour Eric Shipton. En 1934, il fit une expédition de reconnaissance dans le bassin de Nanda Devi dans lHimalaya central, quil décrivait comme un phénomène géographique remarquable , isolé par une barrière impressionnante et par les magnifiques gorges de la rivière Rishi Ganga qui sécoule des glaciers du sommet. Personne navait réussi à pénétrer dans cette région située au pied du sommet de 7 800 m.
Lors de la préparation de cette expédition, Eric Shipton était préoccupé de trouver le compagnon idéal.
Au début, il semblait pratiquement impossible de trouver quelquun qui épouse mes idées dextrême frugalité, apparemment hérétiques , écrivait-il. Or, il trouva cet homme dans la personne de Bill Tilman, son compagnon dans les montagnes de Ruwenzori, en Afrique centrale. Ensemble, ils sont entrés dans les annales de lhistoire de lalpinisme en ouvrant la voie au sanctuaire par le chemin des gorges. Mais, comme en 1953, la chance était contre lui. Lorsque lexpédition de Nanda Devi fut décidée en 1936, il avait dautres engagements et ne put se joindre à léquipe. Mais il eut la satisfaction de savoir que Bill Tilman avait joui du triomphe final de lascension. Certes, jéprouvais de lenvie. Mais jétais heureux de savoir que Tilman avait atteint le sommet , écrivait-il, considérant lexpédition comme la plus belle réalisation de lalpinisme himalayen avant 1950 et un exemple brillant dune expédition légère.
La fascination dEric Shipton pour les territoires inexplorés devait rester avec lui toute sa vie.
Lun de ses livres, intitulé à juste titre Blank on the Map , relate ce type dexploration dans les glaciers les plus grands au monde de la chaîne Karakoram - une grande région inexplorée quil découvrit en déployant une carte de lHimalaya. Sa passion pour lalpinisme la mené vers dautres lieux. Les montagnes dAsie centrale (quil a explorées pendant quil était Consul général à Kashgar), les montagnes de la lune de Ptolemy, en Afrique centrale, et les vallées glaciaires de Patagonie, en Amérique latine, sont quelques exemples des chaînes montagneuses que cet alpiniste non conformiste a explorées, en plus des Alpes et de lHimalaya.
Pour lui, les succès et les échecs étaient seulement une attitude de lesprit. Quelques années avant lascension de lEverest, il écrivait : Dans quelle mesure le plaisir de lalpinisme réside-t-il dans lexpérience des tentatives ? Dans quelle mesure dépend-il des lauriers de la gloire ? Ceux qui finissent par atteindre le sommet de lEverest ne connaîtront jamais la montagne comme Mallory la connaissait.
Journaliste freelance, Indira Menon est passionnée dalpinisme depuis son enfance. Elle pratique ce sport en amateur.
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