En ce début du XXIe siècle, nous assistons à une transition entre l'ordre mondial westphalien (fondé sur les États souverains) et un ordre mondial où les régions du monde et leurs organisations, telles que l'Union européenne, l'Union africaine, Mercosur, la Ligue des États arabes, pour n'en citer que quelques-unes, jouent un rôle central dans la gouvernance mondiale aux côtés des États. De fait, les processus d'intégration régionale ont un impact de plus en plus important sur les relations internationales et les influencent même. La coopération commerciale et économique, ainsi que les problèmes transfrontaliers, tels que la gestion des bassins et ou le trafic illégal, sont de plus en plus traités au niveau supra-national. Le nombre d'accords commerciaux régionaux notifiés à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) est un indicateur important de cette tendance et, dans de nombreux cas, l'intégration économique est liée aux questions de paix et de sécurité. Nous n'entrons pas cependant dans une sorte d'ordre mondial post-westphalien où les nations disparaissent ou n'ont plus raison d'être. Au contraire, les États-nations sont toujours importants en matière d'identité et de gouvernance nationales. De plus, il y a un plus grand nombre d'États aujourd'hui qu'au début du XXe siècle. Mais l'ordre mondial westphalien est devenu un système très complexe où les États n'agissent pas nécessairement de manière homogène, où il existe d'autres acteurs mondiaux tels que les organisations régionales et où le monde est façonné par des relations interdépendantes complexes plutôt que par des simples modèles de causalité. Je propose d'appeler ce nouvel ordre l'« ordre mondial régional ». C'est un nouvel ordre mondial westphalien, car il est toujours fondé sur les nations, mais il le complète en conférant un plus grand rôle aux régions et aux entités géopolitiques qui présentent également les caractéristiques du système westphalien.
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Photo ONU | D'un autre côté, le multilatéralisme, l'un des principes de base des Nations Unies, a des faiblesses. Avec la fin de la guerre froide, les Nations Unies, et spécialement le Conseil de sécurité, ont dû faire face à un ordre mondial moins stable. Depuis le 11 septembre, nous vivons dans une période qualifiée par certains de « multilatéralisme frustré », où deux modèles de gouvernance s'opposent : d'un côté, le mouvement unipolaire dirigé par les États-Unis et, de l'autre, le « mouvement régional » dirigé par l'Union européenne. À la fois aux Nations Unies et dans de nombreux pays, cette situation a ouvert un débat sur le multilatéralisme et sur une réforme de l'ONU afin de répondre à la nouvelle situation internationale. En septembre 2003, le Secrétaire général de l'ONU s'est adressé à l'Assemblée générale en déclarant : « Nous sommes à la croisée des chemins. Nous vivons peut-être un moment tout aussi crucial qu'en 1945, lorsque l'Organisation des Nations Unies a été fondée ».
Aujourd'hui, dans la deuxième moitié de 2004, un certain nombre de conditions ont été satisfaites qui ont créé des opportunités uniques, et celles-ci nous permettent d'emprunter le chemin qui mène à un nouveau multilatéralisme efficace. D'abord, on observe un certain changement de la politique américaine envers le multilatéralisme et les Nations Unies, et on espère que cela continuera, quel que soit le nouveau président américain en 2005. Deuxièmement, la ratification de la Constitution européenne conférera à l'Union européenne une personnalité juridique et créera donc la
première organisation régionale ayant la capacité d'agir comme organisation supranationale dans le cadre des Nations Unies. Troisièmement, au sein du Conseil de sécurité, la Roumanie a lancé, durant sa présidence en juillet, un nouveau débat portant sur le rôle des régions dans le cadre du fonctionnement du Conseil. Le
20 juillet 2004, une réunion du Conseil a examiné les moyens de renforcer la coopération entre l'ONU et les organisations régionales dans le cadre des processus de stabilisation. C'était la deuxième fois depuis la création de l'ONU que des organisations régionales participaient à une réunion du Conseil de sécurité, et la collaboration semble engagée sur la bonne voie. Quatrièmement, le groupe de haut niveau chargé de la réforme de l'ONU présentera son rapport au Secrétaire général en décembre 2004, qui contiendra sans aucun doute des propositions de réforme du Conseil de sécurité.
La prise de conscience croissante des menaces que pose le dysfonctionnement actuel du multilatéralisme, ainsi que les opportunités évoquées plus haut, ont ouvert la voie au changement. Ces changements doivent donner lieu à un réel débat. Au cours des dernières décennies, de nombreuses idées ont été formulées à la fois au sein de l'ONU et dans les cercles académiques et politiques. Alors que des progrès ont été réalisés dans des domaines tels que le maintien de la paix (suite au rapport Brahimi en 2000) et que les réformes internes ont permis de rationaliser les structures de l'ONU, le réel problème concerne la réforme institutionnelle, en particulier la composition et le fonctionnement du Conseil de sécurité. En effet, le nombre des membres reflète les conséquences d'une guerre qui a eu lieu il y a plus de soixante ans et non pas la situation mondiale actuelle. De plus, le principe de vote à l'Assemblée générale, où chaque pays a une voix, ne reflète pas les différences en termes de pouvoir ou le fait que les États Membres ne sont pas égaux en termes de population, de taille géographique ou de produit intérieur brut (PIB). Le principe de souveraineté ne reflète pas non plus l'intégration et la coopération croissantes entre certains pays.
Dans toute réforme institutionnelle visant à renforcer le multilatéralisme, la question essentielle est de trouver un juste équilibre entre les membres de l'ONU ainsi qu'un équilibre des responsabilités et de la représentation des peuples du monde entier. Or il est difficile de trouver un tel équilibre complexe si les propositions de réforme continuent de se fonder sur les nations comme seules composantes du multilatéralisme. Pour tirer parti des opportunités actuelles, il faut revoir radicalement nos façons de penser et reconnaître qu'aux côtés des nations, les régions fondées sur les processus d'intégration entre les pays doivent jouer un rôle dans l'établissement d'un multilatéralisme efficace. Il se pourrait que le nouveau multilatéralisme soit un ordre mondial fondé sur ce que le professeur suédois Bjorn Hettne, expert en relations internationales, a défini comme le régionalisme multilatéral ou le multirégionalisme : un ordre mondial qui implique des relations schématiques entre toutes les organisations régionales, formant une sorte de gouvernance mondiale.
Je crois que l'intégration régionale et l'émergence du multirégionalisme peuvent véritablement renforcer la légitimité du multilatéralisme. Mais un forum mondial fondé sur le droit international est nécessaire pour que les régions puissent se rencontrer et régler leurs différends. L'ONU pourrait devenir un tel lieu de dialogue entre les régions. Voici cinq éléments essentiels qui permettraient de réaliser un multirégionalisme fondé sur l'ONU :
Le multirégionalisme doit être fondé sur l'adhérence et la reconnaissance du principe que seules les Nations Unies ont la responsabilité majeure du maintien de la paix et de la sécurité; d'autre part, en vertu du Chapitre VIII de la Charte de l'ONU, le rôle des accords et des organismes régionaux doit être développé.
Le Conseil de sécurité doit devenir un forum hybride composé de nations qui peuvent être considérées comme des acteurs mondiaux, les organisations régionales regroupant les autres nations en acteurs mondiaux.
L'ONU doit accepter les organisations régionales comme membres à part entière capables d'agir aux côtés des nations, dans tous les organismes de l'ONU et doit revoir sa structure régionale (ses cinq commissions économiques régionales) afin que ces organisations fonctionnent ensemble avec les principaux régimes régionaux existants.
L'ONU doit soutenir activement l'intégration régionale parmi ses membres comme outil du développement économique et instrument de l'établissement de la paix en créant des fonds structurels pour le développement régional et des mécanismes d'aide au développement.
Il faut combler le manque de ressources destinées aux activités de maintien de la paix de l'ONU en établissant des mécanismes de sécurité aux niveaux régional et international, où non seulement les nations mais aussi les organisations régionales participent.
Réaliser un ordre mondial multirégional n'est pas utopique car cela prend racine dans la réalité actuelle où, aux côtés des nations, les régions du monde deviennent des outils de la gouvernance mondiale de plus en plus importants. Pour ce faire, il faut des idées créatrices et innovantes fondées sur une analyse détaillée des dimensions régionales des conflits en cours et sur la coopération entre les organisations régionales existantes de l'ONU. Mais étant donné la complexité du nouvel ordre mondial émergent, une redéfinition du concept de multilatéralisme intégrant la dimension régionale nécessite une approche souple. Un système trop simple où les représentations régionales remplacent les représentations nationales ne marchera pas. Et surtout, afin qu'elle soit réalisable politiquement, l'idée d'un ordre mondial multirégional doit être soutenue et encouragée par la société civile. Tant que cela ne sera pas le cas, les vieilles habitudes et les structures organisationnelles ne changeront pas et le monde ne sera pas un lieu plus sûr.
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