Chronique ONU
Messagère de la paix
« Aider l'Afghanistan en étant sur place »
Nous devons continuer à informer le monde de ce qui se passe
Par Anna Cataldi

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L'article
Photo/Anna Cataldi
« Vous êtes allée en Afghanistan ? On n'en entend plus beaucoup parler ces temps-ci. Comment est la situation là-bas ? » C'est ce genre de questions qu'on me pose quand je reviens de pays frappés par la guerre tels que l'Angola, la Bosnie-Herzégovine, le Rwanda, la Tchétchénie ou le Burundi, et il n'est pas toujours facile d'y répondre. Ce n'est d'ailleurs pas un problème car la dernière chose que les gens veulent entendre c'est une analyse des conflits qui ont lieu dans des pays éloignés et qui ne sont plus couverts par les médias. L'intérêt du public est régi par l'attention que porte les médias à certains sujets : plus on parle d'un sujet plus l'intérêt croît, un effet de cause à effet qui, hélas, fonctionne aussi dans l'autre sens.

Par exemple, l'Afghanistan, entouré de montagnes inaccessibles que peu de gens peuvent situer géographiquement, a fait de temps à autre la une de l'actualité pendant ces vingt dernières années. Nous avons tous entendu parler de l'invasion soviétique, de la résistance des moudjahidins, des talibans, de la destruction des bouddhas géants et d'Oussama ben Laden, mais les informations ont été ponctuées de longs intervalles de silence. Dans la période qui a suivi le 11 septembre, l'Afghanistan était « l'endroit où il fallait être ». Une armada considérable de représentants des médias, stationnée au Pakistan, au sud, et au Tadjikistan, au nord, n'avait alors qu'une idée en tête : se rendre à tout prix à Kaboul. Or, le 1er mai 2004, quand je suis arrivée à Kaboul, il ne restait plus que quelques membres de la presse internationale. Les autres étaient partis couvrir d'autres points chauds de l'actualité. Et, pourtant, la ville était loin d'être déserte. Elle était envahie par des foules plus denses que jamais. On m'avait prévenue que Kaboul était méconnaissable mais je ne m'attendais pas à un tel changement. Prise dans des embouteillages, je regardais les gens se faufiler entre les voitures en piteux état sur les routes poussiéreuses et éviter les nids-de-poule emplis de boue. Leur visage fier, brûlé par le soleil, n'avait pas changé, comme n'avaient pas changé leurs vêtements gris élimés. Tous étaient des hommes, il y avait peu de femmes, quelques burkas bleues. Aucune arme n'était visible mais de nombreuses boutiques proposaient les mêmes souvenirs pour touristes que l'on trouve dans les souks pakistanais.

En mai 2001, Kaboul comptait 700 00 habitants; aujourd'hui elle en compte plus de 3,5 millions, sans compter les personnels humanitaires et les soldats des forces du maintien de la paix qui, à bord de leurs jeeps, s'efforcent de se frayer un chemin entre les taxis jaunes délabrés et bruyants. Kaboul n'est plus assiégée comme c'était le cas lors de mon premier séjour en mars 1996. Après une semaine d'attente à Peshawar, au Pakistan, j'avais réussi à avoir une place dans un petit avion de la Croix-Rouge, mais les bombardements quotidiens rendaient l'atterrissage trop dangereux. Nous avions dû nous rendre à Bagram, au nord, qui ne possédait pas d'aéroport mais un aérodrome de l'armée spécialement construit pour la guerre : une tour de contrôle criblée de trous surplombant une piste en terre battue, avec deux ou trois Hercules stationnés, les carcasses brûlées de quelques hélicoptères et d'avions et l'espoir qu'une jeep providentielle nous amènerait à la ville située à trois heures de route.

Cet atterrissage fut cependant moins dangereux que celui que j'avais fait quelques mois auparavant, dans le premier avion qui s'est rendu à Kaboul à la fin du siège de la ville, le 30 septembre 1996. Les talibans avaient pris la ville trois jours auparavant et occupaient les trois quarts du pays. Accroupis le long de la piste et occupés à nettoyer leurs kalachnikovs, sous leur turban noir en lambeaux, ils nous ont lancé des regards noirs alors que nous sortions de l'avion. Cela nous a cependant moins inquiétés que la feuille de papier blanc affichée sur l'un des murs de l'aéroport criblé de balles, sur laquelle était ébauché le dessin d'un avion au-dessus duquel était inscrit « avion de l'ONU, ne pas tirer ».

À ce moment-là, Kaboul était envahie de journalistes venus de tous les coins du monde. La victoire avait rendu les talibans tellement euphoriques qu'ils se laissaient photographier au volant de leurs pick-ups le long des routes désertes. On pouvait également sentir un certain soulagement parmi la population, l'espoir d'un changement possible après des années de privation et d'une guerre fratricide. Le changement était là, mais la situation ne s'est pas améliorée car les conséquences de la privation, des conflits armés et des catastrophes naturelles telles que la longue sécheresse étaient continuellement exacerbées par un gouvernement oppressif dictant des lois qui n'avaient aucun sens.

Dans les pays occidentaux, on s'inquiétait du traitement des femmes par les talibans, mais peu savaient ce qui se passait vraiment. En septembre 2000, après de nombreuses journées d'attente au Pakistan et un voyage interminable pour traverser le col du Khyber sur des routes criblées de nids-de-poule aussi profonds que des cratères et qui sont maintenant réduites à de la rocaille, j'ai réussi à retourner à Kaboul. J'ai pu constater que non seulement la ville mais le pays entier, à part la vallée du Panshir, au nord, étaient strictement interdits aux journalistes et aux photographes. Pendant un mois, nous avons fait le tour du pays, mais les talibans ont refusé de laisser Riccardo Venturi, le photographe qui m'accompagnait, prendre une seule photo jusqu'au dernier jour où, invités par le gouverneur à une réunion à Herat, l'autorisation que nous avions demandée tant de fois nous a finalement été accordée. Nous pouvions prendre des photos tant que les sujets n'étaient ni des êtres humains ni des animaux !

Les « êtres humains » cependant étaient là, aux portes de la cité légendaire, jadis un paradis de poètes et de jardins fleuris, et maintenant dévastée par la sécheresse. Une foule désespérée était rassemblée à l'ombre de quelques pins peu fournis dans un champ aride situé en face de la résidence du gouverneur. Il s'agissait de travailleurs agricoles qui avaient fui leurs champs, arrivant chaque jour au rythme de 500 à 1 000 personnes. « Nous marchons depuis des semaines », a dit un homme d'un air implorant. « Nous avons tout perdu; ces derniers jours, nous n'avons eu pour nous nourrir que la peau des animaux morts ». Voilà comment étaient traités les réfugiés de retour d'Iran (« volontaires », disait-on euphémiquement) après près de dix ans d'exil. Je ne pourrai jamais oublier leur expression de désarroi lorsqu'ils sont arrivés dans le camp de transit d'Herat, à bord de camions couverts de poussière où ils avaient voyagé entassés comme des animaux. Je travaillais alors en tant que « messagère de la paix ».

Photo/Anna Cataldi
« Et vous autres, que faites-vous quand vous partez pour remplir ces missions ? » est une autre question qu'on me pose souvent. D'abord, je tiens à préciser que la plupart du temps, ces missions sont composées d'une personne. Quant à notre travail, il serait difficile de le décrire en quelques mots. Les visiteurs occasionnels, dont certains sont très connus et d'autres moins, arrivent pleins de bonnes intentions mais les mains vides. Quelle que soit la qualité de notre travail, la réalité est toujours pire qu'on ne l'imaginait. On ne peut voir la souffrance des enfants dans les camps de réfugiés, dans les hôpitaux et dans les villages rasés, vous regardant d'un air implorant, sans être envahi par un terrible sentiment d'impuissance.

« Nous allons informer le monde de ce qui se passe », dit-on dans le feu de l'action. « Nous le crierons sur tous les toits dès notre retour dans notre pays. Le monde doit connaître les souffrances de ces personnes. Nous devons les aider - et sans tarder. » Mais une fois que nous avons quitté le pays, nos voix ont peu de portée, et les tragédies qui se déroulent dans le monde sont si nombreuses qu'on nous écoute avec indifférence. Au mieux (ce qui est encore plus embarrassant), on loue notre « bonté de cour ». Pendant ce temps, de nombreux travailleurs anonymes faisant partie d'organisations humanitaires de l'ONU, d'organisations non gouvernementales internationales ou locales, mènent à bien leur tâche, engagés dans une lutte quotidienne inégale pour contenir une catastrophe humanitaire.

Un ami italien qui, pendant 14 ans, s'est consacré sans relâche à la rééducation des personnes handicapées en Afghanistan m'a confié : « Je ne me demande plus ce que je peux faire pour le monde. Je fais mon humble travail et prend chaque jour comme il vient ». Il y a un grand nombre d'handicapés. Après plus de vingt ans de guerre, des mines et des obus sont disséminés un peu partout. Les Afghans les appellent les « sentinelles éternelles » et maintiennent qu'« il y en a une pour chacun de nous; tôt ou tard, nous rencontrons celle qui porte notre nom ». Les statistiques sont alarmantes : 200 hommes, femmes et enfants, soit plus de six par jour, sont tués ou grièvement blessés par ces armes. Il suffit parfois d'une négligence d'une seconde ou d'un simple hasard, mais les conséquences sont illimitées. Même ceux qui ont la chance de recevoir une aide médicale immédiate sont condamnés à un avenir difficile. Les prothèses doivent être constamment ajustées et remplacées, la rééducation est douloureuse, le travail est une tâche difficile. Pour une jeune femme, l'amputation signifie qu'elle ne pourra ni se marier ni avoir des enfants. Dans un pays aussi pauvre que l'Afghanistan, une femme active et en bonne santé est indispensable. Dans certains cas même, de jeunes femmes amputées ont été répudiées par leur mari.

Les mines sont également responsables de la famine, car les champs contaminés ne peuvent plus être cultivés et plus de 65 % du bétail, ressource vitale pour une économie rurale, a été tué. Par exemple, combien de Kuchis, un peuple nomade pacifique qui vit loin des grandes routes, se vident de leur sang ou meurent atteints de gangrène après avoir marché sur une mine ? Combien de réfugiés ou de personnes évacuées ne peuvent retourner dans leur maison tant que les mines ne sont pas éliminées ?

Accompagnée de Dan Kelly, chef du Centre d'action contre les mines en Afghanistan, je suis allée observer une opération de déminage dans les plaines de Shomali, le plateau au nord de Kaboul qui s'étend entre l'Hindu Kush et le début de la vallée du Panshir. Tout ce qui reste de cette région, autrefois si fertile qu'elle était considérée comme le grenier de l'Afghanistan, sont des champs arides et des squelettes de maisons dans des villages en ruines. Des années de guerre, puis la terrible sécheresse de 1999 et finalement le théâtre de batailles entre l'Alliance du Nord et les talibans, ont causé la fuite de plus de 2 000 personnes. Maintenant que la paix semble avoir été réinstaurée, les habitants des plaines de Shomali, après près de trois ans de misère passés dans des camps soviétiques à Kaboul, sont de retour chez eux. Mais l'ennemi est toujours caché dans les champs où ils se rendent à leurs risques et périls et dans les ruines où des objets piégés invisibles mais meurtriers pourraient toujours être dissimulés.

Photo/Riccardo Venturi
Des opérations de déminage sont en cours. Agenouillés, les démineurs examinent chaque motte de terre et se battent contre un ennemi invisible pour qu'un jour ceux qui possèdent ces terres puissent reconstruire leur vie. L'équipe campe dans un champ à côté d'un village où les maisons qui semblent presque toutes intactes ne présentent aucun signe de vie. Mais, un peu plus loin, on aperçoit des tentes en lambeaux où s'entassent des hommes et des femmes qui, d'après Dan Kelly, « campent ici en attendant que leurs maisons soient déminées ». Les démineurs travaillent en silence et, chaque jour, de leurs tentes, les hommes silencieux suivent les opérations. « Le soir, quand je vais me coucher et que je pense aux quelques mètres carrés que nous avons déminés pendant la journée et qu'au moins aucune vie ne sera une fois de plus mise en danger, j'ai le sentiment de n'avoir pas perdu mon temps », a confié un expert en déminage.

Il est rare que Dan Kelly fasse une nuit complète. Je lui ai demandé si ses rêves étaient hantés par des mines qui explosaient. Il a souri et n'a pas répondu mais je soupçonne que c'est le cas. Le travail qu'il accomplit est immense et décourageant. Avec 750 kilomètres carrés de terres contenant des mines et 450 kilomètres carrés parsemés d'obus non explosés, l'Afghanistan est le pays le plus miné au monde. Son équipe et ceux qui travaillent dans les organismes de déminage en partenariat avec les Nations Unies sont, à mon avis, les vrais maçons de l'initiative d'établissement de la paix.

À la fin d'une visite, nous, messagers de la paix ou ambassadeurs itinérants, partons les mains toujours vides mais le cour gros. Mais ce n'est peut-être pas en vain. Choquée par les premières images de la famine en Somalie durant l'été 1992, j'avais demandé à mon amie Audrey Hepburn ce que je pouvais faire et elle m'avait répondu : « Je me suis posée la même question tellement souvent, mais j'ai réalisé que je n'étais plus assez jeune ni ne possédais les compétences professionnelles pour apporter mon aide sur le terrain. Alors, j'ai pensé que comme j'étais encore un peu connue, je pouvais peut-être mettre ma voix et mon visage à contribution », a-t-elle ajouté avec modestie. « Chacun de nous a quelque chose à donner. Si vous savez écrire, écrivez. Ce qui compte c'est sensibiliser le public. Nous devons continuer à rappeler à tous ce qui se passe dans le monde ». Audrey Hepburn nous a quittés. Elle est morte quatre mois après sa visite en Somalie. Son exemple, comme l'a rappelé quelqu'un à son enterrement, sera une inspiration pour tous ceux qui souhaitent se consacrer à l'aide humanitaire. En plus de son courage, de sa foi et de sa compassion, elle a aussi transmis ces mots qui me réconfortent lorsque je suis proche du désespoir.

Le moment du départ est arrivé, malheureusement deux jours plus tôt que prévus. Je suis toujours triste de quitter l'Afghanistan, un pays où je suis une étrangère mais où je me sens, sans raison logique, presque plus à l'aise que dans mon propre pays.

Dan Kelly et son équipe, qui étaient avec nous pendant notre voyage, nous ont accompagnés à l'aéroport. « Revenez bientôt. On a besoin de vous ici et le monde, malgré ses promesses, nous oublie », nous ont-ils dit. C'est à la fois une invitation et une obligation. Je retournerai en Afghanistan.
Biographie
Anna Cataldi a été nommée Messagère de la paix des Nations Unies en novembre 1998. Elle est écrivain, journaliste et défenseur des droits de l'homme, engagée depuis plus de dix ans dans les activités liées aux droits de l'homme dans les pays frappés par la guerre, et milite pour les enfants touchés par la guerre.
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