Chronique ONU

L'INTERVIEW de la Chronique : Irene Zubaida Khan

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Biographie
Irene Zubaida Khan a pris ses fonctions de secrétaire générale à Amnesty International alors que l'organisation fête son quarantième anniversaire et revoit sa stratégie pour aborder la nature complexe des violations des droits de l'homme. Première personne d'origine asiatique et de religion musulmane, et également première femme à assurer la direction d'une organisation mondiale de défense des droits de l'homme aussi importante, elle a apporté un nouveau point de vue, centrant sa politique sur les êtres humains. Depuis, elle a fait connaître la situation des demandeurs d'asile en détention, a rencontré les victimes des massacres et mené une campagne pour mettre fin à la discrimination à l'égard des personnes qui souffrent de handicaps mentaux. Elle a également fait appel à des femmes militantes pour mettre sur pied une campagne mondiale contre la violence envers les femmes.

Mme Khan a rejoint le Haut Commissariat pour les réfugiés en 1980 dont elle a été responsable du service administratif de 1991 à 1995. En 1998, elle a assuré la direction du Centre du HCR pour la recherche et la documentation. Puis, en 1999, elle a été à la tête du HCR dans l'ancienne République yougoslave de Macédoine et, quelques mois plus tard, elle a été nommée directrice adjointe à la protection internationale.

Giovanni Campi, Juliana Ribeiro et Horst Rutsch de la Chronique ONU se sont entretenus avec Mme Khan le 5 octobre 2004 à New York.

L'interview
Sur les droits de l'homme perçus comme une idée dangereuse

Les droits de l'homme représentent une stratégie importante pour la paix et la sécurité, l'égalité et la justice dans le monde. C'est pourquoi cette question gagne peu à peu les cours et les esprits des peuples. De leur côté, les gouvernements essaient de trouver un moyen de l'intégrer dans leurs propres systèmes de gouvernance. Les dictatures perçoivent les droits de l'homme comme une menace, les démocraties, en revanche, sont prêtes à les adopter. Lorsqu'une crise survient, ces droits sont perçus comme contraignants mais, pour les personnes, ils sont importants. Les gens ordinaires, comme les femmes au Darfour, ne les appellent pas les droits de l'homme mais la justice et, en fait, il s'agit de la même chose. Il existe un décalage entre le peuple et le gouvernement qu'il faut combler. Et c'est un immense défi pour nous - une idée dangereuse et une idée en danger. Je pense personnellement qu'au bout du compte les gens gagneront, les droits de l'homme survivront, mais ils sont actuellement sérieusement bafoués.

Sur les valeurs conflictuelles en matière de droits de l'homme

La défense des droits de l'homme a échoué parce qu'on a pas réussi à populariser ce message de justice. Les droits de l'homme ont été perçus comme une question débattue entre intellectuels. Comment faire pour la présenter à tous aussi simplement que possible ? Ce n'est pas une question que les gens peuvent comprendre facilement. Le problème réside entre la sécurité et les droits de l'homme. Mais la question qu'il faut poser est de quelle sécurité parlons-nous ? De nos jours, lorsqu'on parle de problèmes de sécurité comme le combat contre le terrorisme, cela touche pratiquement tout le monde. Lorsqu'une bombe explose dans une gare de Madrid, cela affecte les pauvres comme les riches.

Mais beaucoup ont le sentiment que les nantis et les privilégiés se sont emparés du débat sur la sécurité et les droits de l'homme et qu'ils placent ces questions au premier plan de leurs priorités. Or, cela fait des années que les gens souffrent de violences dans le monde. Au Darfour, les femmes y sont autant exposées que nous le sommes par les attentats à la bombe, mais ce n'est que récemment que l'attention s'est portée sur cette région. Le conflit dans le sud du Soudan sévit depuis près de vingt ans, personne ne s'est pourtant jamais soucié de la population congolaise, et la liste est longue. Si vous demandez quel type de sécurité est nécessaire, par exemple, dans un bidonville de Rio, vous obtiendrez probablement des réponses très différentes. Il peut s'agir de la violence armée, du chômage, de la drogue, dans certains cas du VIH/sida ou de la corruption des systèmes judiciaires - ce sont aussi des questions de sécurité.

En d'autres termes, lorsque nous parlons de valeurs, il faut les mettre en perspective. Créons-nous des sociétés sûres basées sur le privilège et sur le pouvoir en guise d'ordre du jour de la sécurité ? Ou bien voulons-nous créer un débat sur les droits de l'homme qui aborde vraiment la sécurité de tous ? Voilà comment on nous a présenté deux types de valeurs distinctes. D'un côté, on nous a dit : « Bon, vous perdez quelques-uns de vos droits, mais vous serez plus en sécurité ». Et personne n'avait rien à y redire parce que c'était un ordre du jour simple. Cela ne nous coûte pas beaucoup que nos bagages soient contrôlés deux fois à l'aéroport. Cela nous est donc facile d'accepter ces contraintes pour notre sécurité.

Ce que nous ne réalisons pas, c'est que les gens qui sont différents de nous et qui ne s'expriment pas bien ou qui ne sont pas éduqués, peuvent être arrêtés et mis en détention. C'est donc cette stratégie particulière qui affecte, en fait, les personnes en marge de la société dont nous nous soucions peu ou dont nous ignorons même l'existence - des réfugiés qui ne peuvent se faire entendre. De l'autre côté, il existe un ensemble de valeurs qui préconisent l'égalité des personnes devant la loi. Résultat : les coupables ont en fait autant de droits que les victimes. Cela demande un degré de sophistication et de compréhension difficile à promouvoir dans un message populaire.

Sur la question de l'impunité au Darfour

Au Darfour, l'impunité et la sécurité sont deux domaines où aucun progrès n'a été accompli. L'impunité est une question difficile car on demande au gouvernement qui a soutenu des miliciens de les traduire en justice. Nous demandons en fait à ce gouvernement, qui est un gouvernement militaire, de se dénoncer. Dans de telles situations, il faut considérer d'autres systèmes.

Un système international a été créé pour traiter la question de l'impunité. La Cour pénale internationale (CPI) est une source d'espoir et, pour les défenseurs des droits de l'homme, une immense source d'optimisme. Mais elle est confrontée à d'importants défis. La situation au Darfour est ironique en ce sens que le Conseil de sécurité pourrait demander à la CPI de mener une enquête. Un membre du Conseil a qualifié la situation dans cette région de génocide. Or, s'il s'agit d'un génocide, le Conseil doit intervenir. Il pourrait saisir la CPI de la situation pour qu'elle engage des poursuites et traduise en justice les auteurs de crimes mais ne peut le faire parce que certains membres n'ont pas encore ratifié le statut de la Cour. Le message est mitigé en ce qui concerne l'impunité. Il existe une volonté politique puisqu'elle a été créée, ce qui est également très important. Mais certains gouvernements la soutiennent, alors que d'autres sont réticents à le faire, ou y sont même fermement opposés. Il existe une ambivalence importante dans ce domaine. Les gouvernements sont, d'une certaine façon, sur le bon chemin mais leur engagement est insuffisant.

Une chose est claire : il n'y aura ni paix ni réconciliation dans la région tant qu'il n'y aura pas de justice. Quand vous avez perdu des membres de votre famille, que votre village a été détruit, que votre bétail a été volé, que vos moyens d'existence ont été détruits, il ne suffit pas de dire « bon, vous êtes en sécurité maintenant, vous pouvez revenir ». Cela ne se produira pas. Nous le savons bien. Il faut un processus politique, un règlement durable et un processus légal qui aident les personnes à récupérer ce qu'elles ont perdu. Au Darfour, où que je sois allée, j'ai constaté que personne ne faisait confiance au gouvernement. Comment le gouvernement peut-il restaurer ou créer cette confiance alors qu'il a été complètement absent ? Il ne pourra jamais créer un climat de confiance tant que les janjaweeds seront autorisés à déambuler dans les camps armes au poing et seront les invités du gouvernement à Karthoum. Si le gouvernement prenait l'initiative de les poursuivre en justice, il montrerait qu'il prend ses responsabilités vis-à-vis des crimes passés. Nous avons vu, dans d'autres situations, que la justice est importante pour établir la confiance - c'est pourquoi, en Sierra Leone ou dans d'autres pays, les tribunaux ont été très importants.

Sur la pertinence des droits économiques, sociaux et culturels

La justice, même à Amnesty International (nous ouvrons depuis le début pour la défense des prisonniers politiques et des prisonniers d'opinion), était perçue comme une justice légale. Ce n'est que récemment qu'elle a été considérée comme une justice sociale. Dans le domaine des droits de l'homme, l'étiquette « justice » s'applique aux droits civils et politiques ainsi qu'aux droits sociaux. Dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, il n'y a aucune distinction entre ces deux types de droits. Ceci ne s'est produit que plus tard, durant la guerre froide, lorsque les Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels ont été créés, avec l'Est d'un côté et l'Ouest de l'autre. Ces deux ensembles de droits ont créé un « mur de Berlin », qui ne tombe que maintenant. Aujourd'hui, c'est une question très importante dans l'économie mondialisée pour traiter des questions telles que le transfert des ressources, l'allégement de la dette, le commerce, parmi d'autres.

Les gouvernements du Nord et du Sud parlent d'équité et de justice parmi les États. Mais comment s'assure-t-on que les populations en bénéficient ? C'est là où les droits humains, les droits économiques et sociaux et les autres droits introduisent la notion de responsabilité : la dignité des personnes, leur participation dans la gouvernance et leur autonomisation. Ce sont des questions actuelles très importantes, en particulier en ce qui concerne la mondialisation, dans un monde qui s'enrichit mais qui est plus polarisé et caractérisé par des inégalités marquées. Il y a plus d'argent, mais aussi plus de divisions.

Les droits économiques et sociaux font partie de ce débat. Amnesty International n'est pas opposée à la mondialisation, mais nous voulons examiner son impact. La privatisation de la santé ou de l'eau entraîne une nouvelle question : le droit à la santé et le droit à l'eau. Quelles sont les conséquences pour ceux qui ne font pas partie de ce système ? Les droits humains donnent aux débats économiques une autre dimension. C'est pourquoi il est très important d'examiner les investissements commerciaux ou le développement du point de vue des droits. C'est précisément la raison pour laquelle les organisations de développement préconisent une approche du développement fondée sur les droits : elles réalisent qu'il faut un outil, un système pour répondre aux besoins humains.

Sur le rôle de l'ONU et des autres organisations

J'espère que l'ONU définira les droits économiques, sociaux et culturels afin qu'ils puissent être appliqués et mesurés. Beaucoup a été fait en ce qui concerne la torture, les procès équitables et les droits civils. Nous savons ce qu'est la torture, ce qu'est un procès inéquitable - ces normes ont été établies. Mais comment mesurons-nous le droit à la santé de manière à rendre le gouvernement responsable ? Le même problème se pose avec le droit à l'eau. Il reste beaucoup à faire.

Les comités de l'ONU, tels que le Comité des droits économiques et sociaux, font un bon travail et c'est important. Je pense qu'il faut l'intégrer dans les travaux des autres institutions de l'ONU pour qu'elles en prennent conscience, sinon cela restera un aspect technique. L'ONU a également un rôle politique à jouer pour que les gouvernements reconnaissent l'importance des droits économiques et sociaux. Aux États-Unis, par exemple, on débat toujours de savoir si les droits économiques et sociaux sont des droits, et ceci plus de 55 ans après l'adoption de la Charte de l'ONU. Ce sont des rôles politiques et techniques.

Que peuvent faire Amnesty International et les autres organisations ? Je pense que, dans une certaine mesure, nous avons aussi fait preuve d'aveuglement vis-à-vis des droits économiques et sociaux et, pendant des années, nous nous sommes comportés comme les gouvernements occidentaux, en donnant priorité aux droits civils et politiques et en ignorant les droits sociaux. Nous cherchons à créer des projets qui montrent la légitimité de ces droits, de sorte qu'il soit possible d'intenter un procès pour le droit à la santé et de le gagner. Des organisations non gouvernementales comme la nôtre peuvent le faire. Nous devons aussi travailler avec les ONG, parce que les communautés et les défenseurs des droits de l'homme, les groupes locaux - les organisations des droits de l'homme locales, pas internationales - accordent une importance aux droits de l'homme. Il faut établir un lien entre le niveau mondial et le niveau local, comme au sein du système l'ONU. Quelles que soient les actions menées au niveau international, au bout du compte, ce qui fait la différence, c'est la mise en ouvre au niveau national.

Sur la revitalisation des mécanismes des droits de l'homme de l'ONU

La Commission des droits de l'homme de l'ONU joue un rôle important dans l'établissement des normes - les traités, le cadre des droits de l'homme -, qui ont été en grande partie créés par son biais et par d'autres organisations. Mais le système n'a pas réussi à promouvoir une mise en ouvre continue de ces mécanismes, certains membres ayant tendance à mettre en avant leurs intérêts nationaux ou à se liguer contre les autres. La Commission est devenue une sorte de souk où l'on vient faire ses affaires et voir ce que l'on peut obtenir pour soi ou pour son groupe politique. Il ne fait aucun doute qu'une commission des droits de l'homme est nécessaire dans le système de l'ONU, parce qu'il faut une instance où les gouvernements puissent prendre des décisions politiques sur les droits de l'homme, parvenir à un accord, s'élever au-dessus des intérêts nationaux, prendre des décisions sur les droits de l'homme, comme ils le font pour la sécurité et d'autres questions. Comment y parvenir est une autre paire de manche, surtout maintenant.

J'ai participé à de nombreuses sessions de la Commission mais, ces dernières années, j'ai été frappée par la polarisation accrue des débats et la colère exprimée dans les deux camps, sentiment dû en partie à un grand sentiment d'injustice. Les grandes puissances dominent - par exemple, Guatanamo n'est même pas inscrit à l'ordre du jour, mais on essaie de voter une résolution sur le Soudan - et, dans ce combat, les populations sont les perdantes. Qui est en mesure de s'élever au-dessus des deux camps afin de fournir le leadership de cette Commission ? Je ne peux que me tourner vers le Secrétariat de l'ONU - le Secrétaire général et son représentant, le Haut Commissaire aux droits de l'homme.

Nous avons vu le rôle important que le Secrétaire général, Kofi Annan, a joué dans le Conseil de sécurité. Dans la création de la Cour pénale internationale, aussi. De même, dans la Commission des droits de l'homme, le Haut Commissaire doit jouer un plus grand rôle afin d'aider les gouvernements à sortir de l'impasse où il se sont mis et de mettre en avant les critères qui sont appliqués de manière constante et équitable pour évaluer la performance des États. Je pense qu'il est très important que les États soient tenus responsables. Dans le domaine des droits de l'homme, il faudrait adopter un système de contrôle par les pairs, mais qui soit équitable et juste et, pour ce faire, le Haut Commissaire peut jouer un rôle important.

Sur les traités des droits de l'homme et les mécanismes de surveillance

Les organes créés en vertu de traités remplissent un rôle en produisant une immense quantité d'informations. Mais celles-ci ne sont pas toujours utilisées à bon escient, probablement parce qu'il y en a trop et que le système est saturé. Aussi, les pays qui fournissent des rapports sont généralement ceux qui nécessitent une attention minime; ce sont ceux qui ne présentent pas de rapports qu'il faut surveiller. Un grand nombre de gouvernements disent que le système est défectueux. Il existe un si grand nombre d'organes de surveillance (les rapports contiennent les mêmes informations mais formulées légèrement différemment) que les États parties doivent fournir rapport après rapport. Dans de nombreux cas, les bureaucraties produisent des informations à la chaîne au lieu de s'attaquer aux problèmes. Des propositions ont été faites pour rationaliser le système, peut-être en réduisant le nombre d'organes de surveillance mais en examinant tous les traités et les liens entre eux. Nous avons le Pacte relatif aux droits civils et politiques, la Convention relative aux droits des enfants, la Convention relative à l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes - ces traités sont liés les uns aux autres et il est clair qu'il faut rationaliser les organes de surveillance de l'application des traités.

Les rapports pourraient être coordonnés. Il suffirait que le gouvernement fournisse les informations à un seul organe. Cela pourrait, en fait, faciliter la supervision des traités parce que certains organes tendent à examiner un seul aspect. Plus on parvient à coordonner les parties individuelles, plus le système est amélioré. C'est probablement pourquoi les gouvernements se montrent réticents à avoir un seul organe de surveillance. Ces propositions ont été présentées mais n'ont pas donné suite. Un autre outil important qui s'est révélé efficace est le système de rapporteur spécial parce que des personnes indépendantes peuvent se rendre sur place, évaluer la situation et faire des rapports. Cela rend la question crédible. Je pense que c'est un système qu'il faut considérer et utiliser davantage.
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