Chronique ONU
À voix haute
Les musulmans contre l'antisémitisme
Chercher à promouvoir les valeurs communes
Par Tariq Ramadan

Imprimer
Page d'accueil | Dans ce numéro | Archives | Anglais | Contactez-nous | Abonnez-vous | Liens
L'article
Photo/Horst Rutsch
Dans nos sociétés, la situation est devenue de plus en plus difficile due à un regain de l'antisémitisme et du racisme. Gouvernements, institutions officielles et citoyens, nous savons tous que si nous restons passifs, la situation s'aggravera et nous conduira vers une nouvelle ère de stigmatisations racistes et ethniques.

Il existe de nombreuses manières et de nombreuses stratégies pour faire face aux problèmes de l'antisémitisme et du racisme dans nos sociétés, mais on peut dire qu'au niveau mondial, deux choix se présentent : laisser les juifs combattre seuls l'antisémitisme tout en défendant le droit de chaque communauté ethnique ou religieuse de se protéger (même si c'est contre les autres) ou bien faire appel aux personnes de bonne volonté dans chaque communauté pour qu'elles s'engagent dans un mouvement mondial à combattre toutes les formes de racisme au nom des valeurs universelles communes. Cette deuxième perspective est, à mes yeux, le seul moyen efficace, même si cette tâche est difficile à la fois aux niveaux intellectuel et pratique.

Pour trouver et construire cette base de valeurs communes et d'engagement proactif, chacun de nous, juif, chrétien, musulman, agnostique ou athée, doit mettre en ouvre un double processus : premièrement, essayer d'extraire et de promouvoir de sa tradition religieuse ou culturelle les valeurs qui sont universelles et communes afin de pouvoir établir une relation avec les autres cultures et les autres religions, et agir et travailler avec elles; deuxièmement, faire la différence entre la grandeur du message auquel on croit et l'emploi moins noble qui en est fait par les juifs, les chrétiens, les musulmans, etc. L'autocritique est une condition impérative.

Quand nous abordons la question de l'antisémitisme, il est urgent et nécessaire, du point de vue musulman, de promouvoir deux positions concomitantes au sein de nos communautés : l'autocritique objective et la promotion des valeurs communes. Alors que les relations entre les juifs et les musulmans sont influencées et perturbées par la référence perpétuelle au conflit israélo-palestinien, il est crucial de différencier les deux problèmes et de se centrer sur cette question spécifique : comment confronter l'antisémitisme d'un point de vue musulman.

La responsabilité des musulmans et des juifs en Occident est énorme : vivant ensemble, citoyens des même sociétés, ils devraient faire entendre leurs voix au nom de la justice et du respect mutuel. En France, par exemple, on trouve une situation tout à fait singulière, à savoir les communautés juives et musulmanes les plus nombreuses d'Europe. Aux États-Unis, nous trouvons la même situation avec deux communautés partageant la même citoyenneté. En cela, ces sociétés, et l'Occident en général, devraient apprendre à vivre ensemble. Sur le terrain néanmoins tout indique que les difficultés se multiplient. On a certes par le passé connu des moments de nervosité mais rien de similaires aux tensions qui ont suivi la seconde Intifada et plus récemment la nouvelle flambée de violence au Moyen-Orient. Tout se passe comme si la jeunesse, d'origine immigrée et musulmane, et les natifs musulmans en général étaient plus sensibles aux événements en Palestine et manifestaient leur mécontentement de façon plus audible.

Des propos malveillants, des « À bas les juifs ! » fusant dans certaines manifestations, voire des exactions contre des synagogues ont pu être enregistrés dans différentes villes de France. Plus généralement, on a pu entendre ici et là des propos ambigus sur les juifs, leur pouvoir occulte, leur rôle insidieux dans les médias et leur sombre stratégie. Après le 11 septembre, les fausses rumeurs sur les 4 000 juifs qui ne se seraient pas présentés à leur poste le matin des attaques contre le World Trade Centre, ont été relayées jusque dans les banlieues.

Des voix musulmans, trop rares, se sont fait entendre pour se démarquer de ces propos et attitudes. On a parfois expliqué ces phénomènes par la frustration et un sentiment profond d'humiliation. Cela peut être mais il faut néanmoins être honnête et aller jusqu'au bout de l'analyse du phénomène : comme cela se voit à travers le monde musulman, il existe aujourd'hui en Occident un discours antisémite qui cherche à tirer sa légitimité de certains textes de la tradition musulmane et qui se sent conforté par la situation en Palestine. Ce discours n'est pas uniquement le fait de jeunes désouvrés mais il est également véhiculé par des intellectuels ou des imams qui à chaque écueil, au détour de chaque revers politique, voient la main manipulatrice du « lobby juif ».

La situation est trop grave pour qu'on se satisfasse de simples explications fondées sur les frustrations présentes. Les musulmans, au nom de leur foi et de leur conscience, doivent prendre une position claire en refusant qu'un climat délétère s'installe dans certains pays occidentaux. Rien dans l'islam ne peut légitimiser la xénophobie ou le rejet d'un être humain par le seul fait de sa religion ou de son appartenance. Il faut dire, avec force et détermination, que l'antisémitisime est inacceptable et indéfendable. Le message de l'islam impose le respect de la religion et de la spiritualité juives considérées comme la noble expression des « Peuples du livre ».

Dans les premiers temps de son installation à Médine, avant les conflits d'alliances, le prophète Muhammad a mis en garde : « Celui qui fait du mal à un juif ou à un chrétien trouvera en moi son adversaire au jour du Jugement. » Plus tard, pendant une période de conflit extrême [entre les juifs et les musulmans], huit versets du Coran ont été révélés pour innocenter un juif qu'un musulman cherchait à faire injustement accuser à sa place. Muhammad n'a cessé d'enseigner le respect des êtres dans leur différence : il se leva un jour alors qu'une procession funèbre passait non loin de lui; on lui annonça qu'il s'agissait d'un juif, à quoi il répondit : « Ne s'agit-il pas d'une âme humaine ? »

On ne peut négliger cet enseignement et continuer à alimenter des représentations pour le moins trouble concernant les juifs. C'est la responsabilité des cadres associatifs et des imams de diffuser un message sans ambiguïté sur les profonds liens entre l'islam et le judaïsme, sur la reconnaissance islamique de Moïse et de la Thora, sur la contextualisation nécessaire de certains textes équivoques, sur le respect mutuel et le refus de toute forme d'antisémitisme explicite ou larvé. Cela veut dire également qu'il faut reconnaître l'horreur que fut l'holocauste, en étudier la portée et respecter la blessure et la souffrance qui ont façonné la conscience juive au XXe siècle.

Pour que tous les citoyens de confession musulmane accèdent à la compréhension de cet enseignement, il faut que celui-ci soit accompagné d'un certain nombre d'actions concomitantes. En amont, il faut lutter contre le sentiment de victimisation qui colonise de nombreux esprits parmi les citoyens français musulmans et notamment parmi les plus marginalisés. De malaise en repli communautaire, ils finissent par stigmatiser l'autre, l'État, la police, le juif « qui ne nous aiment pas, qui nous manipulent ». C'est ici la responsabilité partagée des intellectuels musulmans et de l'autorité publique : pour les premiers, il s'agit de dispenser un enseignement islamique cohérent et non littéraliste qui insiste sur la responsabilisation personnelle et le respect de l'autre; quant aux pouvoirs publics, il s'agit de proposer des actions concrètes qui brisent la logique des ghettos économiques et qui réforment les politiques sociales et urbaines sur le plan local. Qu'on le veuille ou non, le désouvrement et la discrimination sociale sont une des causes majeures du racisme.

À un autre niveau, il devient urgent que des représentants juifs et musulmans prennent la parole et établissent un dialogue franc et exigeant afin d'éviter d'alimenter les réflexes communautaristes qui pourraient mettre à mal le principe du vivre ensemble. L'autocritique doit être mutuelle et en ce sens. Il faut effectivement condamner les dérapages antisémites de certains musulmans; il est également de la responsabilité des intellectuels juifs, religieux ou laïques, de ne pas confondre les registres. Le respect que nous devons au judaïsme ne doit pas être sujet à caution dès lors que l'on dénonce l'injuste politique de l'État d'Israël. À entretenir ce type d'amalgames malsains, on finit par creuser des tranchées entre des appartenances qui évident de son sens la pratique d'une citoyenneté française fondée sur des valeurs de justice et d'égalité.

Musulmans comme juifs doivent cesser d'alimenter le sentiment d'être des « victimes », et reconsidérer les discours que chacun entretient sur l'autre. Au nom d'une commune éthique citoyenne, notre dignité sera fonction de notre capacité à savoir critiquer, au-delà de toute appartenance confessionnelle, tout État et toute organisation à l'aune des principes du droit sans considérer qu'il s'agit d'une manifestation d'antisémitisme ou d'islamophobie. C'est cette exigence intellectuelle qu'il faut enseigner et qui aidera tous les juifs et les musulmans à offrir à leur foi et à leur appartenance respective l'amplitude d'une conscience de soi universelle et non celle d'une identité-ghetto très étriquée.

En Europe et en Amérique du Nord, les conditions objectives qui permettraient de relever ce défi sont réunies, et cela aura un impact important au niveau international, et en particulier dans la majorité des pays islamiques. Reste à s'engager ensemble dans la voie de l'autocritique constructive et à refuser la perverse tentation des condamnations sélectives.
Biographie
Tariq Ramadan est professeur d'études islamiques à l'université de Notre Dame (département d'études classiques) et occupe la chair de religion, conflit et promotion de la paix, à l'institut Kroc. Il a contribué par ses écrits et ses conférences au débat sur les questions des musulmans vivant dans les pays occidentaux et le retour en force de l'islam dans les pays musulmans.
Page d'accueil | Dans ce numéro | Archives | Anglais | Contactez-nous | Abonnez-vous | Liens
Copyright © Nations Unies
Retour  Haut