Chronique ONU

ESSAI : L'essor de la démocratie alimentaire
Par Brian Halweil

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L'article
L'Association nationale du tourisme, l'un des groupes de pression les plus importants en Norvège représentant les promeneurs, les randonneurs et les campeurs, s'est récemment joint au seul et unique chef cuisinier populaire du pays pour créer une gamme d'aliments fabriqués à partir d'ingrédients locaux destinés à approvisionner les refuges dans le pays. Par exemple, une personne qui séjournera dans un chalet de montagne à Jotunheimen National Park aura pour dîner du cour de renne fumé, de la bouillie de porridge à la crème fermentée et des petites pommes de terre cultivées dans ces vallées. En Égypte, Sekem, le plus grand producteur de produits biologiques, a créé, en autres, une gamme de pains, de fruits secs, de plantes, de sauces uniquement à base d'ingrédients du pays. La marque est reconnue par 70 % d'Égyptiens, et les ventes doublent chaque année depuis cinq ans. Au Zimbabwe, six femmes ont réalisé que leur mari, qui cultivait des cacahouètes, était payé trois fois rien alors que le beurre de cacahouète qu'elles achetaient était cher. Elles ont décidé d'acquérir un moulin pour concasser les cacahouètes et produisent actuellement une gamme de beurre de cacahouètes fabriqué à partir de cacahouètes locales vendues 15 % moins cher que le beurre proposé par les grandes marques. Dans le Nebraska, aux États-Unis, des agriculteurs locaux se sont associés pour ouvrir une épicerie qui ne vend que des produits fabriqués dans cet État.

Ils ont des fournisseurs de bacon et de conserves de haricots cuisinés, de crème fermentée et de choucroute et pratiquement de tous les articles d'épicerie courants, tous du Nebraska.

Photos FAO
Qu'est-ce qui lie ces entreprises du monde entier ? À une époque où les produits alimentaires sont expédiés plus loin que jamais, elles témoignent d'une « démocratie alimentaire » qui émerge dans le paysage alimentaire impérialiste. À première vue, la démocratie alimentaire peut sembler un peu pompeuse - une étrange combinaison de mots. Mais si vous doutez de la puissance des relations de pouvoir qui règne dans l'alimentation, considérez ce point soulevé par Frances et Anna Lappé dans leur livre Hope's Edge (voir Chronique ONU, numéro 3, 2001). Un supermarché moyen n'offre pas moins de 30 000 articles. La moitié d'entre eux est produite par 10 multinationales spécialisées dans les boissons et l'alimentation. Quelque 140 personnes - 117 hommes et 21 femmes - forment le conseil d'administration de ces 10 sociétés 1. En d'autres termes, bien que la pléthore de produits étalés dans un supermarché typique donne l'impression d'un choix abondant, l'essentiel de cette variété tient plus à une question d'emballage et de marque qu'à une véritable variété agricole. Et plutôt que de provenir de milliers de fermiers produisant différentes variétés locales, cette variété a été standardisée et sélectionnée pour maximiser les profits d'une poignée de chefs d'entreprises puissants.

Les aliments importés sont devenus la norme dans la plus grande partie des États-Unis et du reste du monde. La valeur du commerce alimentaire mondial a triplé depuis 1961, le volume, lui, a quadruplé sur une période où la population mondiale a doublé. Les pommes vendues dans les supermarchés de Des Moines viennent de Chine, même s'il y a des vergers dans l'Iowa. Les pommes de terre vendues dans les supermarchés de Lima viennent des États-Unis, alors que le Pérou compte plus de variétés de pommes de terre que tout autre pays.

Le système alimentaire sur de longues distances offre un choix sans précédent aux consommateurs - n'importe quel produit, n'importe quand, n'importe où. Mais cela ne va pas sans contradictions. L'écrivain écologiste Gary Nabhan se demande « quelles mélodies culinaires sont étouffées par le bruit de ce distributeur (automatique) transnational2 ». Le choix offert par le distributeur mondial est souvent illusoire, défini par des variétés innombrables de saveurs, la reformulation des emballages et la commercialisation des mêmes ingrédients bruts (il suffit de voir les centaines de céréales proposées pour le petit-déjeuner). Le goût des produits qui sont disponibles pendant toute l'année mais généralement hors saison laissent souvent à désirer.

Le transport sur de longues distances nécessite des emballages spéciaux, un système de réfrigération et de l'essence, engendre de grandes quantités de déchets ainsi que la pollution. Au lieu de traiter directement avec leurs voisins, les agriculteurs vendent leurs produits à une chaîne alimentaire éloignée et complexe dont ils constituent une petite partie, et sont payés en conséquence. Tout un ensemble de relations - entre les voisins, entre les agriculteurs et les industries de transformation locales, entre les agriculteurs et les consommateurs - est perdu dans le processus. Les agriculteurs qui produisent des cultures pour l'exportation ont souvent à peine de quoi se nourrir, ayant utilisé leurs terres pour nourrir des étrangers, tandis que des pauvres urbains dans les pays riches et pauvres se retrouvent à vivre dans des quartiers incapables d'attirer plus de supermarchés et autres magasins d'alimentation, et donc sans choix d'aliments sains. Les produits acheminés sur de longues distances et entreposés pendant de longues périodes doivent contenir des agents de conservation et font face à des risques de contamination tout au long de la chaîne logistique, de la ferme jusque dans nos assiettes. L'efficacité supposée de cette chaîne entraîne en fait une mauvaise alimentation et des problèmes à chaque bout de la chaîne.

La nature changeante de notre alimentation est une indication de l'évolution de la structure économique mondiale pour l'environnement, notre santé et notre vie. La qualité, le goût et la fraîcheur des aliments que nous consommons sont profondément affectés par la manière dont les aliments sont produits, le lieu où ils le sont et leur cheminement. La nourriture nous touche si profondément que les menaces aux traditions alimentaires locales ont parfois suscité de vives, voire même violentes, réactions. José Bové, le paysan français qui a détruit un Mc Donald's avec son tracteur pour combattre ce qu'il a appelé « l'impérialisme culinaire », est l'un des symboles les plus connus d'un mouvement mondial naissant qui vise à protéger et à promouvoir les systèmes alimentaires locaux3. Le mouvement a pour but de restaurer les zones rurales, d'enrichir les nations pauvres, de réintroduire des aliments sains dans les villes et de reconnecter les habitants des banlieues avec leurs terres en reconquérant les pelouses, les terrains abandonnés et les terrains de golf et en les convertissant en fermes locales, en vergers et en jardins.

L'alimentation locale gagne en compétitivité par rapport au transport alimentaire sur de longues distances qui entraîne une augmentation des frais d'essence et de transport, la disparition presque totale des fermes familiales, la perte de terres cultivables au profit de l'expansion des banlieues, des inquiétudes sur la qualité et la sécurité des aliments ainsi que le désir d'un lien plus étroit avec les produits que nous consommons. Consommer des aliments locaux permet aux consommateurs de retrouver les plaisirs d'une interaction directe avec les aliments et la sécurité sanitaire car ils savent ce qu'ils mangent. C'est probablement la meilleure défense contre les risques introduits intentionnellement ou non dans l'approvisionnement alimentaire, y compris les bactéries E. coli, les aliments génétiquement modifiés, les résidus de pesticides et les agents de guerre biologique. À une époque où se posent des problèmes liés au changement climatique et à la pénurie d'eau, faire appel aux agriculteurs locaux pourrait être la meilleure protection contre d'autres problèmes. À un niveau plus épicurien, les aliments cultivés localement, servis frais et pendant la saison, ont meilleur goût - l'une des raisons pour lesquelles ce mouvement a attiré l'attention des chefs, des critiques culinaires et des consommateurs soucieux de la qualité.

L'alternative locale offre également des opportunités économiques considérables. Une étude menée par la New Economics Foundation à Londres révèle que 10 £ dépensées dans une entreprise alimentaire locale équivalent à 25 £ pour la région, comparé à 14 £ lorsque la même somme est dépensée dans un supermarché. Qu'il s'agisse de livres sterling, de pesos ou de roupies, l'argent dépensé localement génère près de deux fois plus d'argent pour l'économie locale4. L'agriculteur achète une boisson dans un débit de boissons local; le propriétaire du débit de boissons fait réviser sa voiture chez le garagiste local; le garagiste apporte une chemise chez le tailleur local; le tailleur achète du pain et des fruits chez l'agriculteur local pour faire des muffins. Lorsque ces achats ne se font pas localement, la communauté est privée de cet argent.

Cet effet multiplicateur est encore plus important dans les pays en développement où la vaste majorité des gens travaillent dans l'agriculture. En Afrique de l'Ouest, par exemple, chaque dollar gagné par un agriculteur entraîne une augmentation du revenu moyen des autres travailleurs locaux dans l'économie locale, allant de 1,96 dollar au Niger à 2,88 dollars au Burkina Faso, ce qui n'est pas le cas lorsque les produits sont importés5. Alors que l'idée d'une autosuffisance alimentaire peut sembler irréalisable, tant pour les pays riches que pour les pays pauvres, une plus grande autosuffisance peut les protéger contre les caprices des marchés internationaux. Dans la mesure où la production et la distribution alimentaire sont relocalisées dans la communauté et gérées localement, il y aura plus d'argent qui circulera dans la communauté locale, ce qui créera des emplois et des revenus.

Pourquoi ces déclarations d'indépendance alimentaire, malgré la petite taille des entreprises alimentaires locales, sont-elles si menaçantes pour le statu quo agricole ? Elles s'articulent autour de certaines distinctions géographiques que les accords internationaux sur le commerce tentent désespérément d'éliminer. Ces accords, qu'il s'agisse de la zone commerciale de l'Union européenne ou des accords de libre-échange en Amérique du Nord, dépendent de l'élimination des frontières et des distinctions géographiques. (Provoquant de vives protestations, tant des constructeurs de voitures allemands que des producteurs italiens d'huile olive, l'Union européenne [UE] a proposé, au début de 2004, que les produits fabriqués à l'intérieur des frontières de l'Europe portent la mention « Fabriqué en UE », au lieu du pays d'origine6). Les sociétés multinationales de produits alimentaires qui utilisent les ingrédients les moins chers qu'elles peuvent trouver sur la planète tiennent également à éliminer ces distinctions. CenterVille dépend de leur rétablissement. Si un concept comme CenterVille parvient à voir le jour, une chaîne de supermarchés rivale pourrait faire valoir que l'épicier viole les lois du libre-échange. Cela peut sembler peu probable ; pourtant, déjà, des bureaucrates britanniques se sont opposés à ce que des écoles nationales privilégient les produits britanniques dans leurs cafétérias parce que cela aurait violé les lois en vigueur dans l'UE7.

Des changements ont déjà eu lieu dans le monde. Les agriculteurs hawaïens abandonnent leurs plantations d'ananas pour cultiver des légumes dans l'espoir de remplacer les salades importées servies dans les lieux de villégiature et les hôtels. En Italie, les districts scolaires ont lancé une initiative impressionnante pour que les écoles proposent un régime méditerranéen en faisant appel aux agriculteurs locaux. À l'Organisation mondiale de la santé, les hauts responsables commencent à envisager la possibilité pour les nations de subvenir à leurs propres besoins alimentaires, réalisant que cela pourrait être la meilleure solution pour les pays pauvres qui n'ont pas les moyens d'importer les aliments dont ils ont besoin. Même de grandes sociétés de produits alimentaires s'y mettent, ce qui pose certains problèmes et offre des opportunités très intéressantes pour les défenseurs de l'alimentation locale. Récemment, les responsables de Sysco, le plus grand fabricant et distributeur de produits alimentaires au monde, et Kaiser Permanente, le plus grand prestataire de soins de santé aux États-Unis, ont déclaré qu'ils feraient appel aux petits agriculteurs locaux pour les produits qu'ils ne peuvent trouver ailleurs.

Ces changements se manifesteront de milliers de façons différentes, mais le tableau général sera le même. Les agriculteurs produiront une plus grande diversité de cultures. Moins de produits alimentaires en vrac seront acheminés et plus seront emballés, mis en conserve et préparés pour être vendus localement. De petites entreprises alimentaires seront créées pour s'acquitter de ces tâches, les gouvernements encourageront ces nouvelles initiatives et les consommateurs soucieux de la qualité et de la sécurité alimentaire, n'auront plus à se soucier de ce qu'ils ont dans leurs assiettes. Il est clair que les communautés du monde entier ont la capacité de regagner ce contrôle. Elles ont le choix. Et elles choisissent de « manger local ».
Voir l'extrait de Eat Here à la page 74.
Notes
1.Frances Morre Lappé et Anna Lappé, Hope's Edge: The Next Diet for a Small Planet (New York: Tarcher/Putnam, 2002), p. 299. Statistiques de Thomas A. Lyson et Annalisa Lewis Raymer, « Stalking the Willy Multinational: Power and Control in the U.S. Food System », Agriculture and Human Values, juin 2000, pp. 199-209.
2.Gary Paul Nabhan, Coming Home to Eat: The Pleasures and Politics of Local Foods (New York: W.W. Norton, 2002), p. 14.
3.José Bové, Millau, France, discussion avec l'auteur, 19 avril 2002; Suzanne Daley, « French Farmer Is Sentenced to Jail for Attack on McDonald's », New York Times, 14 septembre 2000; et « French Farmer José Bové Rides Tractor to Jail », Reuters, 19 juin 2002.
4.New Economics Foundation, « Local Food Better for Rural Economy than Supermarket Shopping » (communiqué de presse), Londres, Royaume-Uni, 7 août 2001.
5.Afrique de l'Ouest de Christopher Delgado et al., « Agricultural Growth Linkages in Sub-Saharan Africa », rapport de recherche 107 de l'IFPRI (Washington: International Food Policy Research Institute, décembre 1998), p. xii.
6.Mark Landler, « Germans Have a Breakdown Over Quality », New York Times, 9 mai 2004.
7.James Petts, Sustain: The Alliance for Better Food and Farming, London, Royaume-Uni, e-mail à l'auteur, 30 septembre 2003.
Biographie
Brian Halweil, chargé de recherche au WorldWatch Institute, étudie les conséquences sociales et écologiques des modes de production alimentaire, en particulier les cultures biologiques, la biotechnologie, la faim et les communautés rurales. Il est l'auteur de Eat Here: Reclaiming Homegrown Pleasures in a Global Supermarket (W.W. Norton. 2004).
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