" Chaque État a la responsabilité individuelle
de protéger ses populations du génocide, de la guerre,
des crimes, du nettoyage ethnique et des crimes contre l'humanité
", affirment les États Membres dans le Document final
adopté par les Nations Unies lors du Sommet mondial 2005
en septembre. Cette responsabilité est assumée par
des moyens diplomatiques, humanitaires et autres moyens pacifiques
appropriés, et également par une action collective
par l'intermédiaire du Conseil de sécurité
de l'ONU " au moment opportun et de manière décisive
" si les moyens pacifiques sont inadéquats. Cela marque
le passage d'une culture de réaction à une culture
de prévention. Pourtant, la référence à
" la responsabilité de protéger " laisse
les diplomates perplexes. Personne ne sait vraiment comment le concept
se traduit concrètement au niveau du Conseil de sécurité,
de l'Assemblée générale et du nouveau Conseil
des droits de l'homme.
Les Nations Unies sont hantées par leur échec à
agir aux premiers signes de génocide au Rwanda. Je me souviens
clairement de la confusion qui régnait alors. En janvier
1993, j'ai participé à une enquête menée
par une organisation non gouvernementale qui avait passé
plusieurs semaines à enquêter sur les violations des
droits de l'homme, y compris le nettoyage ethnique, les massacres
et la torture au Rwanda. Un rapport, publié en mars 1993,
a mis en garde contre le génocide et les crimes de guerre.
Peu après, le Rapporteur spécial chargé des
exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Bacre
Waly Ndaye, s'est rendu au Rwanda et a confirmé les conclusions
de la commission. Quelques mois plus tard, lorsque le commandant
en chef de la Mission d'assistance de l'ONU au Rwanda, le général
Romeo Dallaire, a signalé que des membres des escadrons de
la mort s'entraînaient en vue de commettre des massacres,
la gravité de la situation n'a pas été reconnue.
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Un garçon
ayant fui les combats au Rwanda est accueilli dans le camp de
Ndosha à Goma. Photo ONU |
Le rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur
les menaces, les défis et le changement, publié en
décembre 2004, a rappelé que la préoccupation
des fondateurs de l'ONU se portait sur la sécurité
de l'État et non sur la sécurité humaine1.
Il suffit de se reporter à la Charte des Nations Unies pour
voir la position secondaire qu'occupent les droits de l'homme au
moment où elle a été adoptée. Ils figuraient
comme l'une des raisons de l'Organisation mais la référence
apparaissait vers la fin d'une longue clause. Une commission spécialisée
au lieu d'un organe principal s'est vu attribuer la responsabilité
première dans le domaine des droits de l'homme. Et à
travers l'une des ambiguïtés classiques du droit international,
l'accent a été mis sur la protection des droits de
l'homme avec la promesse qu'" aucune disposition de la présente
Charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans des
affaires qui relèvent essentiellement de la compétence
nationale d'un État ".
Peu après, la question des droits de l'homme a été
progressivement placée au centre des priorités de
l'ONU. Ponctués par les incertitudes de la guerre froide,
les droits de l'homme - parfois exprimés de manière
plus générale comme " la sécurité
humaine " - sont alors devenus la raison d'être de l'Organisation.
Les propositions du Groupe, développées par le Secrétaire
général dans son rapport de mars 2005 intitulé
Dans une liberté plus grande, et le Document final le confirment.
En reconnaissant la responsabilité de protéger les
populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage
ethnique et des crimes contre l'humanité, le Document final
dépasse effectivement le langage archaïque de la non-intervention
dans les affaires relevant essentiellement de la compétence
nationale.
Craignant d'imposer des obligations de traité qui soient
trop vastes, les auteurs de la Convention pour la prévention
et la répression des crimes de génocide de 1948 ont
décidé qu'il était préférable
d'inscrire dans la Déclaration universelle des droits de
l'homme des questions plus vastes portant sur la survie des minorités,
telles que la protection de la langue et de la culture. Ils ont
décidé d'exclure ce qu'on appelait alors " le
génocide culturel ". Un autre signe d'hésitation
fut le refus de reconnaître que les États pouvaient
et devraient poursuivre les auteurs de génocide, même
si l'État n'avait pas de lien territorial ou personnel avec
l'acte criminel. Nombre de poursuites judiciaires, comme celles
engagées contre Eichmann à Jérusalem et Pinochet
à Londres, se sont appuyées sur le principe de "
juridiction universelle ", mais ce principe n'a pas été
retenu en 1948 et a été remplacé par la promesse
de créer une juridiction pénale internationale. Il
aura fallu plus de cinquante ans pour réaliser cette proposition
ambitieuse. Aujourd'hui, la Cour pénale internationale est
opérationnelle et compte 100 États Membres.
Historiquement, la distinction entre génocide et crimes
contre l'humanité a été ambiguë. Le génocide
désignait la destruction physique d'un groupe ethnique, tandis
que les crimes contre l'humanité portaient sur un ensemble
d'actes de persécution, sans aller jusqu'à l'extermination.
Alors que le génocide pouvait être commis en temps
de paix, la loi de Nuremberg a établi un lien entre les crimes
contre l'humanité et une guerre agressive, bien qu'il soit
maintenant clairement établi que ces crimes peuvent être
commis en temps de paix. Pendant ce temps, notre concept de génocide
s'étend pour couvrir les actes n'allant pas jusqu'à
la destruction physique de groupes. En conséquence, la criminalisation
des atrocités concerne pratiquement tous les actes criminels.
Les arguments, selon lesquels certaines atrocités sont considérées
comme un génocide ou sont " simplement " des crimes
contre l'humanité, sont contreproductifs. Bien que le "
génocide " soit caractérisé par des stigmates
qui lui sont propres, toute distinction entre les deux concepts
est sans conséquences légales importantes. Cela a
été récemment confirmé par la Commission
d'enquête sur le Darfour : " La conclusion selon laquelle
aucune politique de génocide n'a été poursuivie
ni appliquée au Darfour par les autorités du gouvernement,
ni directement, ni par l'intermédiaire des milices sous leur
contrôle, ne doit, en aucune façon, servir à
diminuer la gravité des crimes perpétrés dans
la région. Les délits internationaux, tels que les
crimes contre l'humanité et les crimes de guerre qui ont
été commis, ne sont ni moins graves ni moins haineux
qu'un génocide2. "
Le Conseil de sécurité des Nations Unies joue un
rôle central dans la prévention du génocide,
si ce n'est qu'en raison de son autorité au sein de l'Organisation.
Mais il a été souvent source de déceptions,
son inertie lors du génocide au Rwanda étant un exemple
classique. Au cours de la dernière décennie, de nouveaux
acteurs ont apparu sur le devant de la scène. En juillet
2004, le Secrétaire général a nommé
un défenseur et expert confirmé des droits de l'homme,
Juan Mendez, au poste de Conseiller spécial sur la prévention
du génocide. Ce poste est important à plus d'un titre
car il semble avoir une relation plus ou moins directe avec le Conseil
de sécurité. Le Conseiller spécial a décrit
son bureau comme un " point focal " permettant de recueillir
les informations d'alerte rapide venant de l'intérieur et
de l'extérieur du système des Nations Unies. Il a
judicieusement évité de se lancer dans des débats
techniques sur les composantes du crime de génocide, comme
il est défini dans la Convention de 1948. Les auteurs du
Document final sont enthousiastes : " Nous apportons notre
appui total à la mission du Conseiller spécial pour
la prévention du génocide. "
La prévention du génocide a souffert de l'absence
de mécanismes permanents, tel qu'un organe créé
par traité pour la mise en uvre et la surveillance
de la Convention. Alors que les autres traités des droits
de l'homme étaient enrichis par un examen de leurs dispositions,
par le biais de la préparation et de l'examen des rapports
périodiques ainsi que du traitement des pétitions
personnelles, la Convention sur le génocide a baigné
dans un flou juridique. La prévention nécessite à
la fois une alerte précoce et une action précoce.
Mais elle comprend une période d'attente fastidieuse et une
capacité de réaction excessivement développée,
suivie par des épisodes très rares qui nécessitent
une action urgente. En 1994, un organe de surveillance n'aurait
probablement pas permis de prévenir les massacres commis
au Rwanda mais un examen régulier de la situation aurait
sans aucun doute contribué à lancer une action rapide
et efficace.
La source de conflits armés n'est pas directement abordée
dans le droit humanitaire international. Cette neutralité
lui permet d'examiner impartialement les deux côtés
d'un conflit armé. Cette indifférence à la
cause de la guerre est sans doute la clé de son succès.
Toutefois, cela constitue une lacune importante pour une stratégie
complète dont l'objectif est de traiter le génocide
et les massacres.
Si la conduite d'une guerre illégale n'est pas une violation
du droit humanitaire en soi, cela veut-il dire qu'elle n'est pas
une violation des droits humains internationaux ? Après tout,
l'article 6 du Pacte international sur les droits civils et politiques
stipule que " nul ne peut être arbitrairement privé
de sa vie ". Nombre de spécialistes ont récemment
suggéré qu'en cas de conflit armé3, le droit
humanitaire international devrait s'en remettre à la loi
sur les droits de l'homme. Il est clair qu'il faudrait tenter de
réconcilier ces deux organes, dont la mission commune est
de protéger la dignité des êtres humains. Pourtant
implicitement du moins, il est suggéré que les "
dégâts collatéraux " durant la guerre ne
constituent pas une violation des droits de l'homme parce qu'ils
sont inévitables dans un conflit armé. Cependant,
si les droits de l'homme et le droit humanitaire se rejoignent sur
ce point, les droits de l'homme doivent alors ignorer la cause du
conflit - et c'est là où la tentative de compromis
semble échouer.
Une guerre illégale engendre des massacres illégaux,
ce qui est une violation des droits de l'homme. Cela doit être
la signification sous-jacente de la protection contre la privation
arbitraire de la vie. Mais les droits de l'homme se sont bien gardés
de s'aventurer sur ce terrain. Pourquoi, par exemple, le Comité
des droits de l'homme n'a-t-il a pas voté une résolution
pour condamner l'invasion illégale de l'Irak par le Royaume-Uni
et les États-Unis ? Et pourquoi ces deux pays n'ont-ils pas
été convoqués à comparaître à
une session d'urgence du Comité des droits de l'homme pour
répondre aux accusations selon lesquelles des dizaines de
milliers d'Irakiens ont été privés arbitrairement
de leur vie à cause de leur agression ?
" Le droit d'être libéré de la peur "
- ces mots de Franklin D. Roosevelt, exprimés magnifiquement
pour la première fois en janvier 1941 dans son discours "
Les quatre libertés " devant le Congrès américain,
apparaît dans le préambule de la Déclaration
universelle des droits de l'homme ainsi que dans deux pactes internationaux
suivants. Le principe anti-guerre qui sous-tend les droits de l'homme
est suggéré dans l'article 20 (1) du Pacte international
relatif aux droits civils et internationaux : " Toute propagande
en faveur de la guerre est interdite par la loi. " Cela peut
sembler peu, mais suffisant pour examiner le cadre philosophique
du Pacte. Les institutions des droits de l'homme devraient condamner
plus ouvertement les guerres illégales; dans le cas de l'Irak,
elles ne se sont généralement pas acquittées
de cette tâche.
La guerre illégale est interdite par le droit international
et est, en fait, un crime de guerre. Même lord Goldsmith,
dans son avis au Premier ministre britannique, Tony Blair, avant
l'attaque contre l'Irak a mis en garde : " En vertu du droit
coutumier international qui forme automatiquement une partie du
droit national, l'agression est un crime. On peut alors dire que
l'agression internationale est un crime reconnu par le droit coutumier
qui peut être jugé par les tribunaux du Royaume-Uni4.
" Bien que cela soit peu probable, au Royaume-Uni ou ailleurs,
ce point de vue est un rappel que l'une des grandes lacunes du Statut
de Rome de la Cour pénale internationale, à savoir
l'échec à s'entendre sur une clause stipulant que
la Cour exercera sa compétence à l'égard du
crime d'agression5, ne diminue aucunement le fait historique que
l'agression (ou " les crimes contre la paix ") a été
jugée à Nuremberg comme étant un acte criminel
en vertu de la loi coutumière. Il ne s'est rien produit depuis
pour changer cela.
Notes
1 " Un monde plus sûr : notre affaire à tous,
rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les
menaces, les défis et le changement créé par
le Secrétaire général ", 2004, annexe,
p. 15.
2 Rapport de la Commission internationale d'enquête sur le
Darfour au Secrétaire général des Nations Unies,
suite à la résolution 1564 du Conseil de sécurité
du 18 septembre 1996, parag. 25, janvier 2005, p. 4.
3 La légalité de la menace ou de l'emploi d'armes
nucléaires, avis consultatif, Cour internationale de justice,
8 juillet 1996, parag. 25; ; Les conséquences juridiques
de la construction d'un mur dans les territoires palestiniens occupés,
avis consultatif, Cour internationale de justice, 9 juillet 2004,
parag. 106.
4 Conseil du Ministre de la justice sur la légalité
de l'action militaire du Royaume-Uni contre l'Irak, 7 mars 2003,
parag. 34.
5 Les questions concernant l'agression sont examinées sous
l'égide de l'Assemblée des États parties. Les
amendements au Statut de Rome seront apportés lors de la
première Conférence d'examen, qui se tiendra en 2009,
afin que la Cour puisse exercer sa compétence à l'égard
du crime d'agression.
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