Chronique ONU

PRÉVENIR LE GÉNOCIDE ET LES MASSACRES
D'UNE CULTURE DE REACTION A UNE CULTURE DE PREVENTION

Par William A. Schabas

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L'article

" Chaque État a la responsabilité individuelle de protéger ses populations du génocide, de la guerre, des crimes, du nettoyage ethnique et des crimes contre l'humanité ", affirment les États Membres dans le Document final adopté par les Nations Unies lors du Sommet mondial 2005 en septembre. Cette responsabilité est assumée par des moyens diplomatiques, humanitaires et autres moyens pacifiques appropriés, et également par une action collective par l'intermédiaire du Conseil de sécurité de l'ONU " au moment opportun et de manière décisive " si les moyens pacifiques sont inadéquats. Cela marque le passage d'une culture de réaction à une culture de prévention. Pourtant, la référence à " la responsabilité de protéger " laisse les diplomates perplexes. Personne ne sait vraiment comment le concept se traduit concrètement au niveau du Conseil de sécurité, de l'Assemblée générale et du nouveau Conseil des droits de l'homme.

Les Nations Unies sont hantées par leur échec à agir aux premiers signes de génocide au Rwanda. Je me souviens clairement de la confusion qui régnait alors. En janvier 1993, j'ai participé à une enquête menée par une organisation non gouvernementale qui avait passé plusieurs semaines à enquêter sur les violations des droits de l'homme, y compris le nettoyage ethnique, les massacres et la torture au Rwanda. Un rapport, publié en mars 1993, a mis en garde contre le génocide et les crimes de guerre. Peu après, le Rapporteur spécial chargé des exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Bacre Waly Ndaye, s'est rendu au Rwanda et a confirmé les conclusions de la commission. Quelques mois plus tard, lorsque le commandant en chef de la Mission d'assistance de l'ONU au Rwanda, le général Romeo Dallaire, a signalé que des membres des escadrons de la mort s'entraînaient en vue de commettre des massacres, la gravité de la situation n'a pas été reconnue.

Un garçon ayant fui les combats au Rwanda est accueilli dans le camp de Ndosha à Goma. Photo ONU

Le rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, publié en décembre 2004, a rappelé que la préoccupation des fondateurs de l'ONU se portait sur la sécurité de l'État et non sur la sécurité humaine1. Il suffit de se reporter à la Charte des Nations Unies pour voir la position secondaire qu'occupent les droits de l'homme au moment où elle a été adoptée. Ils figuraient comme l'une des raisons de l'Organisation mais la référence apparaissait vers la fin d'une longue clause. Une commission spécialisée au lieu d'un organe principal s'est vu attribuer la responsabilité première dans le domaine des droits de l'homme. Et à travers l'une des ambiguïtés classiques du droit international, l'accent a été mis sur la protection des droits de l'homme avec la promesse qu'" aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un État ".

Peu après, la question des droits de l'homme a été progressivement placée au centre des priorités de l'ONU. Ponctués par les incertitudes de la guerre froide, les droits de l'homme - parfois exprimés de manière plus générale comme " la sécurité humaine " - sont alors devenus la raison d'être de l'Organisation. Les propositions du Groupe, développées par le Secrétaire général dans son rapport de mars 2005 intitulé Dans une liberté plus grande, et le Document final le confirment. En reconnaissant la responsabilité de protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l'humanité, le Document final dépasse effectivement le langage archaïque de la non-intervention dans les affaires relevant essentiellement de la compétence nationale.

Craignant d'imposer des obligations de traité qui soient trop vastes, les auteurs de la Convention pour la prévention et la répression des crimes de génocide de 1948 ont décidé qu'il était préférable d'inscrire dans la Déclaration universelle des droits de l'homme des questions plus vastes portant sur la survie des minorités, telles que la protection de la langue et de la culture. Ils ont décidé d'exclure ce qu'on appelait alors " le génocide culturel ". Un autre signe d'hésitation fut le refus de reconnaître que les États pouvaient et devraient poursuivre les auteurs de génocide, même si l'État n'avait pas de lien territorial ou personnel avec l'acte criminel. Nombre de poursuites judiciaires, comme celles engagées contre Eichmann à Jérusalem et Pinochet à Londres, se sont appuyées sur le principe de " juridiction universelle ", mais ce principe n'a pas été retenu en 1948 et a été remplacé par la promesse de créer une juridiction pénale internationale. Il aura fallu plus de cinquante ans pour réaliser cette proposition ambitieuse. Aujourd'hui, la Cour pénale internationale est opérationnelle et compte 100 États Membres.

Historiquement, la distinction entre génocide et crimes contre l'humanité a été ambiguë. Le génocide désignait la destruction physique d'un groupe ethnique, tandis que les crimes contre l'humanité portaient sur un ensemble d'actes de persécution, sans aller jusqu'à l'extermination. Alors que le génocide pouvait être commis en temps de paix, la loi de Nuremberg a établi un lien entre les crimes contre l'humanité et une guerre agressive, bien qu'il soit maintenant clairement établi que ces crimes peuvent être commis en temps de paix. Pendant ce temps, notre concept de génocide s'étend pour couvrir les actes n'allant pas jusqu'à la destruction physique de groupes. En conséquence, la criminalisation des atrocités concerne pratiquement tous les actes criminels.

Les arguments, selon lesquels certaines atrocités sont considérées comme un génocide ou sont " simplement " des crimes contre l'humanité, sont contreproductifs. Bien que le " génocide " soit caractérisé par des stigmates qui lui sont propres, toute distinction entre les deux concepts est sans conséquences légales importantes. Cela a été récemment confirmé par la Commission d'enquête sur le Darfour : " La conclusion selon laquelle aucune politique de génocide n'a été poursuivie ni appliquée au Darfour par les autorités du gouvernement, ni directement, ni par l'intermédiaire des milices sous leur contrôle, ne doit, en aucune façon, servir à diminuer la gravité des crimes perpétrés dans la région. Les délits internationaux, tels que les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre qui ont été commis, ne sont ni moins graves ni moins haineux qu'un génocide2. "

Le Conseil de sécurité des Nations Unies joue un rôle central dans la prévention du génocide, si ce n'est qu'en raison de son autorité au sein de l'Organisation. Mais il a été souvent source de déceptions, son inertie lors du génocide au Rwanda étant un exemple classique. Au cours de la dernière décennie, de nouveaux acteurs ont apparu sur le devant de la scène. En juillet 2004, le Secrétaire général a nommé un défenseur et expert confirmé des droits de l'homme, Juan Mendez, au poste de Conseiller spécial sur la prévention du génocide. Ce poste est important à plus d'un titre car il semble avoir une relation plus ou moins directe avec le Conseil de sécurité. Le Conseiller spécial a décrit son bureau comme un " point focal " permettant de recueillir les informations d'alerte rapide venant de l'intérieur et de l'extérieur du système des Nations Unies. Il a judicieusement évité de se lancer dans des débats techniques sur les composantes du crime de génocide, comme il est défini dans la Convention de 1948. Les auteurs du Document final sont enthousiastes : " Nous apportons notre appui total à la mission du Conseiller spécial pour la prévention du génocide. "

La prévention du génocide a souffert de l'absence de mécanismes permanents, tel qu'un organe créé par traité pour la mise en œuvre et la surveillance de la Convention. Alors que les autres traités des droits de l'homme étaient enrichis par un examen de leurs dispositions, par le biais de la préparation et de l'examen des rapports périodiques ainsi que du traitement des pétitions personnelles, la Convention sur le génocide a baigné dans un flou juridique. La prévention nécessite à la fois une alerte précoce et une action précoce. Mais elle comprend une période d'attente fastidieuse et une capacité de réaction excessivement développée, suivie par des épisodes très rares qui nécessitent une action urgente. En 1994, un organe de surveillance n'aurait probablement pas permis de prévenir les massacres commis au Rwanda mais un examen régulier de la situation aurait sans aucun doute contribué à lancer une action rapide et efficace.

La source de conflits armés n'est pas directement abordée dans le droit humanitaire international. Cette neutralité lui permet d'examiner impartialement les deux côtés d'un conflit armé. Cette indifférence à la cause de la guerre est sans doute la clé de son succès. Toutefois, cela constitue une lacune importante pour une stratégie complète dont l'objectif est de traiter le génocide et les massacres.
Si la conduite d'une guerre illégale n'est pas une violation du droit humanitaire en soi, cela veut-il dire qu'elle n'est pas une violation des droits humains internationaux ? Après tout, l'article 6 du Pacte international sur les droits civils et politiques stipule que " nul ne peut être arbitrairement privé de sa vie ". Nombre de spécialistes ont récemment suggéré qu'en cas de conflit armé3, le droit humanitaire international devrait s'en remettre à la loi sur les droits de l'homme. Il est clair qu'il faudrait tenter de réconcilier ces deux organes, dont la mission commune est de protéger la dignité des êtres humains. Pourtant implicitement du moins, il est suggéré que les " dégâts collatéraux " durant la guerre ne constituent pas une violation des droits de l'homme parce qu'ils sont inévitables dans un conflit armé. Cependant, si les droits de l'homme et le droit humanitaire se rejoignent sur ce point, les droits de l'homme doivent alors ignorer la cause du conflit - et c'est là où la tentative de compromis semble échouer.

Une guerre illégale engendre des massacres illégaux, ce qui est une violation des droits de l'homme. Cela doit être la signification sous-jacente de la protection contre la privation arbitraire de la vie. Mais les droits de l'homme se sont bien gardés de s'aventurer sur ce terrain. Pourquoi, par exemple, le Comité des droits de l'homme n'a-t-il a pas voté une résolution pour condamner l'invasion illégale de l'Irak par le Royaume-Uni et les États-Unis ? Et pourquoi ces deux pays n'ont-ils pas été convoqués à comparaître à une session d'urgence du Comité des droits de l'homme pour répondre aux accusations selon lesquelles des dizaines de milliers d'Irakiens ont été privés arbitrairement de leur vie à cause de leur agression ?

" Le droit d'être libéré de la peur " - ces mots de Franklin D. Roosevelt, exprimés magnifiquement pour la première fois en janvier 1941 dans son discours " Les quatre libertés " devant le Congrès américain, apparaît dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme ainsi que dans deux pactes internationaux suivants. Le principe anti-guerre qui sous-tend les droits de l'homme est suggéré dans l'article 20 (1) du Pacte international relatif aux droits civils et internationaux : " Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi. " Cela peut sembler peu, mais suffisant pour examiner le cadre philosophique du Pacte. Les institutions des droits de l'homme devraient condamner plus ouvertement les guerres illégales; dans le cas de l'Irak, elles ne se sont généralement pas acquittées de cette tâche.

La guerre illégale est interdite par le droit international et est, en fait, un crime de guerre. Même lord Goldsmith, dans son avis au Premier ministre britannique, Tony Blair, avant l'attaque contre l'Irak a mis en garde : " En vertu du droit coutumier international qui forme automatiquement une partie du droit national, l'agression est un crime. On peut alors dire que l'agression internationale est un crime reconnu par le droit coutumier qui peut être jugé par les tribunaux du Royaume-Uni4. " Bien que cela soit peu probable, au Royaume-Uni ou ailleurs, ce point de vue est un rappel que l'une des grandes lacunes du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, à savoir l'échec à s'entendre sur une clause stipulant que la Cour exercera sa compétence à l'égard du crime d'agression5, ne diminue aucunement le fait historique que l'agression (ou " les crimes contre la paix ") a été jugée à Nuremberg comme étant un acte criminel en vertu de la loi coutumière. Il ne s'est rien produit depuis pour changer cela.

Notes
1 " Un monde plus sûr : notre affaire à tous, rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement créé par le Secrétaire général ", 2004, annexe, p. 15.

2 Rapport de la Commission internationale d'enquête sur le Darfour au Secrétaire général des Nations Unies, suite à la résolution 1564 du Conseil de sécurité du 18 septembre 1996, parag. 25, janvier 2005, p. 4.

3 La légalité de la menace ou de l'emploi d'armes nucléaires, avis consultatif, Cour internationale de justice, 8 juillet 1996, parag. 25; ; Les conséquences juridiques de la construction d'un mur dans les territoires palestiniens occupés, avis consultatif, Cour internationale de justice, 9 juillet 2004, parag. 106.

4 Conseil du Ministre de la justice sur la légalité de l'action militaire du Royaume-Uni contre l'Irak, 7 mars 2003, parag. 34.

5 Les questions concernant l'agression sont examinées sous l'égide de l'Assemblée des États parties. Les amendements au Statut de Rome seront apportés lors de la première Conférence d'examen, qui se tiendra en 2009, afin que la Cour puisse exercer sa compétence à l'égard du crime d'agression.




Biographie
Le professeur William A. Schabas est directeur du Centre irlandais des droits de l'homme, à la National University of Ireland à Galway, où il enseigne la loi relative aux droits de l'homme. Il a également été l'un des trois commissaires internationaux de la Commission de vérité et de réconciliation de la Sierra Leone (2002-2004) et a donné des conférences dans le monde entier sur le droit international et les droits de l'homme.
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