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Une travailleuse
du sexe à Mumbai, en Inde PHOTO OMS/P. VIROT |
La catastrophe du vih qui menace l'Inde inquiète tous les pays
du monde. Pour contenir l'épidémie qui risque de surpasser
celle qui sévit en Afrique, considérée le plus
grand réservoir du virus, des fonds importants ont été
débloqués. La Banque mondiale a financé des programmes
de prévention contre le VIH. La Fondation Bill et Melinda Gates
s'est engagée à verser 200 millions de dollars pour
galvaniser la riposte au niveau institutionnel et changer les comportements
parmi les groupes à risque élevé. La Fondation
Clinton apporte son appui à l'Organisation nationale indienne
de lutte contre le sida pour former un grand nombre de médecins
et pour élargir l'accès au traitement.
Et les changements sont là. Les programmes de distribution
gratuite d'antirétroviraux et les campagnes menées
pour inciter les hommes et les femmes à adopter des comportements
sexuels sans danger commencent progressivement à rendre l'usage
du préservatif plus courant dans les quartiers chauds de
GB Road à Delhi et de Kamatipura à Mumbai - épicentres
notoires de l'infection. Mais la propagation du VIH n'est pas seulement
un problème technique que seuls l'usage du préservatif,
les médicaments et les médecins pourront maîtriser.
Car sous-jacent à cette épidémie, on constate
un phénomène d'une ampleur plus considérable
et d'une plus grande complexité qui menace d'anéantir
l'impact des fonds versés par les deux Fondations. Il s'agit
de la traite des filles issues de familles pauvres, victimes de
mariages forcés, du travail forcé et de la prostitution,
une pratique largement répandue, à moitié criminalisée
et à moitié tolérée.
La traite fait partie des nombreuses questions sociales inscrites
sur l'agenda politique du pays. Alors que le financement de la lutte
contre le VIH/sida devient une sorte de " vache à lait
" pour les institutions les mieux situées, la traite
des femmes est un domaine qui manque de fonds et de volonté
politique, selon un article du Times of India. Pourtant, dans la
mesure où la traite contribue directement à la propagation
du virus, il faut accompagner les stratégies de lutte contre
le VIH de mesures politiques spécifiques afin de s'attaquer
aux causes du problème. Il est important d'identifier ces
objectifs et de déterminer le mode d'action pour réduire
le lien entre le VIH et la traite des filles, pas seulement en Inde
mais dans l'ensemble de l'Asie, en particulier au Myanmar, en Thaïlande
et au Cambodge, où un grand nombre de jeunes filles se prostituent
pour fuir la pauvreté. Le mode de transfert peut varier d'un
pays à un autre, mais les mécanismes existant en Inde
sont aussi très répandus dans les pays voisins.
Seelu, par exemple, une jeune fille d'une vingtaine d'années
originaire de Maharashtra, a été victime de la traite
il y a quatre ans et envoyée à Delhi. Souffrant de
la tuberculose, elle a été surveillée par Shakti
Vahini, une organisation non gouvernementale (ONG) active dans la
lutte contre la traite des êtres humains, la prévention
du VIH et la sensibilisation sur les questions de santé à
GB Road. Dans ce quartier commercial anodin, spécialisé
dans les machines-outils, les pompes et les presses, 3 000 prostituées
vivent confrontées à la monotonie dans ce lieu confiné,
avec peu d'espoir d'un avenir, face aux nouvelles jeunes recrues
qui perpétuent ce cycle de surexploitation sexuelle et d'infection.
D'après la dernière enquête réalisée
par le gouvernement indien, le taux d'infection par le VIH à
GB Road s'élève à 12 %, chiffre que beaucoup
considèrent inférieur à la réalité.
Les filles sont contrôlées au moyen de la peur. "
On leur dit qu'elles ne peuvent pas faire confiance aux membres
des ONG qui se présentent dans les maisons closes, qu'elles
seraient de nouveau vendues si elles partaient avec eux ",
a dit Ravi Kant, directeur de Shaki Vahini, pour expliquer la réticence
des victimes à chercher de l'aide. Toute personne de l'extérieur
est considérée avec suspicion et les contrôles
de police ne sont guère appréciés. " Elles
savent que les propriétaires des maisons closes versent des
pots-de-vin à la police. On leur dit que si elles se plaignent,
elles seront emmenées au commissariat et violées.
" Seelu avait d'autant plus de raison de se méfier de
la police que la propriétaire de la maison close où
elle travaille avait eu une longue liaison avec un commissaire de
police local. " Une fois dans les bordels, les filles sont
vendues plusieurs fois ", dit Ravi Kant évoquant la
dette qu'elles ont envers leurs employeurs et qui augmente de manière
exponentielle à chaque fois qu'elles sont vendues - c'est
une inflation forcée. Généralement dans l'incapacité
de la rembourser, elles sont contraintes à vivre des années
de servitude. Pour démanteler ce marché de la prostitution
régi par l'argent, il faut comprendre les intérêts
économiques en jeu. Après avoir négocié
le prix de la passe, un client doit, en plus, payer un bakchich,
seule somme d'argent que la fille gardera pour elle. Le reste de
l'argent est méticuleusement noté dans un carnet en
face du nom de la fille : la moitié ira à la propriétaire
de la maison close, dont une partie sert à payer le loyer
et à soudoyer la police et autres autorités locales,
l'autre moitié étant versée à la nayika.
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Faire passer le
message : À GB Road, des membres de Shakti Vahini éduquent
les travailleuses du sexe et leurs clients sur la prévention
du VIH. PHOTO/SHAKTI VAHINI |
Il a fallu à Shakti Vahini beaucoup de temps pour connaître
Shobba, la nayika de Seelu. Petite, grosse, portant des bijoux en
or, arborant un air de commandement prononcé, cette femme de
pouvoir pour qui six filles sont aux petits soins, prenait l'argent
de Seelu, la battait et ne l'autorisait jamais à sortir du
bordel sans être accompagnée. Shobba était la
clé pour comprendre les difficultés auxquelles Seelu
se heurtait. La nayika, l'équivalent de la maîtresse
femme, occupe un rôle crucial dans le système des maisons
closes. Généralement d'anciennes prostituées,
elles ont survécu en économisant de l'argent et en achetant
progressivement d'autres filles. Plusieurs nayikas peuvent louer un
espace dans un bordel, créant un environnement analogue à
la structure cellulaire utilisée dans les réseaux d'espionnage
afin d'isoler les agents entre eux et de rendre difficiles les infiltrations
de l'extérieur. Les filles sont non seulement coupées
physiquement et psychologiquement du monde extérieur mais aussi
divisées entre elles à cause de la concurrence avec
les filles travaillant pour d'autres nayikas.
Les nayikas sont également les premiers et les derniers maillons
de la chaîne, se servant de leurs connexions pour faire venir
les filles de leur région. Seelu et Shobba étaient toutes
les deux de la même ville située en bordure de Maharastra
et d'Andrah Pradesh, une zone de recrutement importante. Les nayikas
paient des intermédiaires, les dalaals, qui savent quelles
familles sont vulnérables - celles dont les récoltes
ont été mauvaises, dont le " gagneur de pain "
est décédé -, persuadent les parents de laisser
partir leur fille et organisent leur transport jusqu'à Delhi.
Peu de compassion existe dans la relation d'une nayika avec les filles
qu'elle dirige. Elle-même victime d'un système où
la violence est courante, elle connaît trop bien leurs motifs
et leurs évasions. Pour gagner sa vie, elle doit les faire
travailler sans relâche. Dans cette relation, on se moque bien
des appels à la légalisation de la prostitution en vue
de régulariser leurs droits. Dans cet environnement, les caractéristiques
d'une relation d'emploi normale font pratiquement défaut. Comme
le décrit Seelu, " nous vivons comme des animaux ".
" Si une fille ne gagne plus d'argent, elle ne restera pas longtemps
ici. " Ravi Kant a entendu parler d'une fille qui, après
s'être cassé la jambe, a été simplement
jetée à la rue jusqu'à ce qu'elle soit en mesure
de reprendre son travail. Quand on lui a demandé si elle se
sentait redevable pour les coûts de traitement de la tuberculose,
Seelu a répondu d'un ton sec : " Si Shobba a déboursé
cet argent c'est seulement parce que je lui en ai rapporté.
Les filles qui tombent malades et qui ne gagnent pas d'argent sont
confinées dans une pièce du fond et abandonnées
à leur triste sort. " Ce manque de comportement est responsable
en grande partie de la propagation du VIH. Meeri majboori, a répondu
Seelu impassible quand on lui a demandé si elle utilisait des
préservatifs - elle voulait dire par là qu'elle était
forcée, qu'elle n'avait pas d'autres choix, Shobba ne tolérant
pas d'indisposer des clients qui ne voulaient pas en utiliser. Et
à part leurs nayikas, qui d'autre pourrait éduquer et
aider ces jeunes filles intimidées, illettrées pour
qu'elles adoptent des comportements sans risque avec des clients qui
ne se soucient peu d'elles ?
Mais une autre raison liait Seelu à Shobba. " Une nayika
fait travailler une fille pendant quelques années, quand elle
est jeune et qu'elle rapporte beaucoup d'argent. Puis elle l'incite
à tomber enceinte, prend l'enfant et le garde. Une fois que
l'enfant lui est retiré, la mère ne peut pas s'enfuir.
" Les deux enfants de Seelu sont nés quand elle était
plus jeune d'un mariage qui n'a pas duré parce que le mari
buvait et la battait. Son opposition à la tradition des mariages
forcés lui avait aliéné sa famille qui était
de toute façon trop pauvre pour l'aider quand son mariage d'amour
s'est effondré. Quand elle a été sollicitée
pour un emploi de domestique à Delhi, elle remplissait déjà
trois des conditions disposant à la traite. " Les filles
sont amenées à se prostituer pour quatre raisons ",
a expliqué Ravi Kant : " la pauvreté, la violence,
le divorce et le désir de gagner de l'argent facilement. La
pauvreté est, de loin, la cause principale de leur vulnérabilité.
" Dès son arrivée à la gare de New Delhi,
elle a été amenée directement à GB Road
où on lui a retiré ses enfants. Pendant longtemps, elle
a tenu le coup. Mais seule dans une grande ville, ne parlant pratiquement
pas le hindi, sans argent et sans moyen de retrouver ses enfants,
elle a été prise au piège.
La position du gouvernement à l'égard de la traite n'est
pas claire, et ce aux plus hauts échelons. La Loi portant sur
la prévention du trafic immoral des personnes (ITPA) - la principale
mesure légale de l'Inde datant de 1956 - interdit la traite
des personnes, pénalise l'exploitation sexuelle et les délits
dont sont victimes les mineurs. Pourtant, ceux qui exploitent les
prostituées sont rarement traduits en justice. Selon le Rapport
du Département d'État américain sur la traite
des êtres humains, l'appareil administratif est en panne. La
police n'utilise pas toutes les dispositions de l'ITPA et n'applique
pas la loi contre les trafiquants ni contre les propriétaires
de maisons closes.
La traite est un phénomène mondial et les enquêtes
menées sur cette pratique qui s'étend au-delà
des frontières sont freinées par le manque de coordination
entre les services de police des différents États. Mais
c'est au niveau local que le laxisme avec la complicité des
autorités est le plus visible - la police locale qui ferme
les yeux sur les activités des dalaals, les gardes-frontières
qui facilitent le transfert des victimes entre les États et
les agents de police qui préviennent les nayikas d'une descente
de la police à la recherche de filles mineures.
Les enquêtes de l'ONG Shakti Vahini sur la disparition d'une
mineure Assamese, une victime de la traite envoyée à
Haryana, révèlent pourquoi la police locale a refusé
de prendre des mesures contre la dalaal malgré les preuves
qu'elle faisait travailler au moins onze filles à son compte.
Ayant quitté Assam sous le faux prétexte d'un mariage
avec un riche propriétaire terrien Haryanan mais ayant été
vendue à un homme pauvre ne possédant pas de terres,
elle a appris de cette triste expérience le ba-ba du métier
et, à son tour, a fait miroiter une vie meilleure à
d'autres filles pauvres de sa région. Le nombre important d'hommes
prêts à payer pour se marier et l'acceptation de cette
pratique lui ont permis de gagner de l'argent et d'accéder
à un certain statut social. Toutefois, ses clients se sont
plaints qu'elle les faisait chanter en les menaçant de révéler
l'existence de leur mariage avec des mineures - argent que, selon
elle, lui soutirait la police qui menaçait de l'arrêter.
La tactique de l'ONG Shakti Vahini a été de sensibiliser
Seelu. " Parfois les filles se rebellent contre leur nayika.
Une fois qu'elles connaissent leurs droits, elles commencent à
réaliser qu'elles peuvent se défendre. " C'est
une confrontation avec Shobba qui lui refusait de voir plus souvent
ses enfants qui a tout déclenché. Un jour, Seelu s'est
esquivée et a appelé Ravi Kant d'une de ces nombreuses
cabines téléphoniques de GB Road : " Je me suis
enfuie. " Il lui a fallu un mois pour retrouver ses enfants grâce
aux contacts de l'organisation. Les jeunes femmes comme Seelu se retrouvent
dans le monde de la traite après avoir attirées sous
de faux prétextes, leur marginalité sociale et économique
les rendant invisibles aux yeux des autorités, une indifférence
et un laxisme en matière d'application de la loi qui permettent
au marché de la traite de prospérer.
Il est essentiel de limiter le marché de la prostitution pour
réduire la propagation du VIH par le commerce de la traite
des êtres humains. L'histoire de Seelu illustre l'importance
d'une action visant spécifiquement à briser le système
des nayikas dans les maisons closes, le lien entre les nayikas et
les dalaals ainsi que la complicité des autorités locales.
Cela doit être l'objectif des interventions dans l'ensemble
de la région d'Asie où des filles naïves comme
Seelu ont franchi ce pas fatal.
P.S. : Si Seelu n'avait pas téléphoné à
Ravi Kant, elle serait probablement morte aujourd'hui. Elle a été,
par la suite, diagnostiquée séropositive. Atteinte
de tuberculose, la principale cause de décès chez
les séropositifs en Inde, elle a fait une rechute en raison
de la résistance aux médicaments et des conditions
de vie insalubres à GB Road. Elle reçoit gratuitement
un traitement d'antirétroviraux fourni par le programme de
lutte contre le sida de l'État de Delhi par le biais de l'ONG
Shakti Vahini, où elle suit une formation afin de travailler
dans des programmes de sensibilisation des travailleurs du sexe.
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