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Photo/Horst
Rutsch |
David Adjaye est l'un des architectes contemporains
les plus influents de sa génération. Sa conception
innovante et engageante souligne l'influence de l'architecture sur
l'environnement urbain. Né à Dar es Salaam, en Tanzanie,
de parents ghanéens, il a poursuivi ses études en
Afrique avant de s'installer à Londres, où il vit
et travaille actuellement. Après avoir obtenu un diplôme
d'architecture au Royal College of Art en 1993, il a bâti
sa réputation comme architecte visionnaire composant de manière
artistique avec les matériaux et la lumière. Il a
reçu de nombreuses commandes et a été lauréat
de nombreux prix prestigieux. En 2000, il a fondé son cabinet
Adjaye/Associates. Modèle pour les jeunes, il donne fréquemment
des conférences dans les universités du monde entier.
Il a coprésenté l'émission " Dreamspaces
" à la BBC, une série télévisée
sur l'architecture moderne, et a animé un programme de radio
comprenant des entretiens avec des architectes de renom. Il a récemment
publié deux ouvrages : Houses: Recycling Reconfiguring Rebuilding
(New York : Thames & Hudson, 2005) et Making Public Buildings:
Specificity Customization Imbrication (London: Whitechapel, 2006).
L'exposition, intitulée " Making Public Building ",
une rétrospective des projets publics à mi-parcours
de sa carrière, a été inaugurée à
la galerie d'art Whitechapel, à Londres, en janvier 2006
et sera ensuite présentée dans le monde entier.
M. Adjaye s'est entretenu en juin 2006 avec Horst Rutsch de la
Chronique ONU.
Horst Rutsch : " Making Public Buildings ", la
rétrospective à mi-parcours de votre carrière,
semble indiquer non seulement une méthode, mais aussi un
objectif. Trois concepts semblent se dégager : la multiplicité,
l'accessibilité et l'engagement. Comment relevez-vous ces
défis ?
David Adjaye : Ces concepts sont présents dans l'architecture,
ainsi que dans les sciences sociales et les débats mondiaux.
Je voulais porter un regard différent sur l'architecture,
voir l'architecture avec d'autres yeux. Dans mon travail, j'essaie
d'aborder cet autre aspect dit informel. Cela est venu de moi -
je suis né en Afrique, j'ai vécu en Afrique, mais
j'ai fait mes études en Europe - et j'ai commencé
à redécouvrir l'Afrique par moi-même, sans mes
parents. Je pense que mon héritage a eu un impact profond
sur ma façon de voir.
L'informel appliqué à l'architecture est un concept
qui m'a beaucoup intéressé. Y a-t-il des leçons
à apprendre des gens ordinaires, alors qu'ils construisent
leur environnement, lequel les affecte ensuite ? Il est clairement
apparu qu'en l'absence de mécènes passant des commandes,
l'architecture, au sens traditionnel, n'existait pas dans ces communautés,
mais existe comme art vivant. Le sens de l'habitation - et la façon
dont elle est construite et investie, montrant un jeu de construction,
même aux niveaux les plus souples, en termes d'esthétique
- est d'une force incroyable.
Quand j'ai commencé à travailler comme architecte
à Londres, j'ai décidé de ne pas travailler
immédiatement pour des promoteurs commerciaux multinationaux.
Les jointures de pierre, les fenêtres à meneaux et
le choix de panneaux, ce n'était pas ce qui m'intéressait
alors. Ce qui m'intéressait beaucoup, en revanche, c'était
d'explorer cette idée d'engagement et de public. Je ne voulais
pas adopter l'attitude condescendante consistant à prétendre
représenter le public. Je voulais plutôt questionner
le but de l'architecture - en particulier dans le contexte européen,
où il est devenu maintenant si difficile d'employer certains
mots pour décrire l'architecture - c'est-à-dire comment
on pose comme postulat l'idée de rassembler les choses pour
qu'elles aient un sens pour une communauté ou un groupe particulier.
Je ne dis pas nécessairement que cela a un sens pour ces
groupes. Ce que je veux dire, c'est que ma stratégie est
une tentative de rabaisser certaines tendances et d'en rehausser
d'autres ignorées - un rééquilibrage en somme
- dans l'espoir que cet équilibre permette une accessibilité
qui ne soit pas trop simpliste. Il ne s'agit pas de mains courantes
ou de rampes, il ne s'agit d'être condescendant. Il s'agit
d'une fusion des hiérarchies du savoir. Cela permet à
ceux qui n'ont jamais vu une pièce d'architecture de comprendre
qu'il se passe quelque chose, que quelque chose peut se rattacher
à eux, spécialement dans le monde. Cette notion d'imbrication
est très importante pour moi. Dans mon travail, j'ai poursuivi
de manière délibérée cette notion de
proximité, si proche en fait qu'il est difficile de le remarquer
en tant qu'objet. Il s'agit de déplacer l'architecture vers
un point où elle agit comme un vêtement, comme un dispositif,
qui passe sans interruption du corps au bâtiment.
Il m'a semblé qu'en essayant de redécouvrir l'agenda
social dans l'architecture, l'agenda collectif, il fallait une nouvelle
forme d'engagement. Les années soixante ont été
formidables. C'était une tentative, inspirée des idéaux
du siècle des Lumières, de s'engager dans le social,
mais de manière objectivante. C'est pourquoi il y a eu des
échecs importants, car en faisant du social un objet, il
a perdu son potentiel de correspondance avec la manière dont
la société évolue et fonctionne, vibre et résonne.
Nous n'avons pas la capacité de comprendre cela d'une façon
empirique et de le transposer. On ne dit pas : " Les gens migrent
dans un groupe comme celui-ci, par conséquent, nous construisons
des bâtiments comme ceci ", mais " les gens font
cela, nous construisons donc comme cela " - c'est le désir
de l'architecte social, essayer de bâtir un monde meilleur.
HR : Vous avez contribué à populariser l'architecture
par le biais de la BBC. Cela vous a permis d'inviter des architectes
comme Oscar Neimeyer et Charles Correa pour discuter de concepts
et d'idées qui sont proches des vôtres. Neimeyer, au
Brésil, et Correa, en Inde, sont tous deux des architectes
innovants tant dans la construction de monuments que dans celle
de résidences*. La planification urbaine est aussi un élément
qui entre en jeu dans leurs travaux.
DA : Oui, c'est ce dont il s'agit. D'abord, au sujet de
la recherche sur le public. Pour moi, il existe deux façons
de procéder : la découverte peut avoir lieu de cette
manière hermétique, quasi-scientifique, en faisant
des expériences en laboratoire et en trouvant une brèche.
Mais j'étais plus intéressé par un modèle
plus ancien, où la recherche du savoir est une affaire publique.
C'était très important pour moi parce que je voulais
m'engager dans le monde. Il ne s'agissait pas de mes propres scénarios
personnels mais de l'architecture dans un champ étendu. Afin
de comprendre ces idées, il était important que la
recherche guidant certaines de ces idées soit aussi accréditée
dans cet univers plus vaste. Dans le domaine spécialisé
de l'architecture, ces idées sont accréditées,
mais quand la BBC m'a approché, il m'a semblé que
c'était une occasion unique : se servir du langage et d'une
certaine syntaxe visuelle, d'une narration visuelle, pour tenter
de faire connaître les expériences qui ont été
réalisées et qui forment la base d'un engagement critique.
Je voulais montrer que ce type d'engagement, qui avait des ramifications
formelles, bonnes ou mauvaises, avait déjà existé
mais qu'il avait disparu depuis longtemps.
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Les Idea Stores
à Londres font partie d'une série de bibliothèques
et de centres d'éducation destinés à encourager
le public à utiliser divers services - livres, médias
audiovisuels ou cours d'apprentissage. Rehaussés par
un intérieur souple et accueillant, ces boutiques tiennent
compte du lieu où elles sont implantées et sont
mises à la disposition du public avec un minimum de formalité.
David Adjaye a conçu deux Idea Stores - une dans Chrisp
Street (photo ci-dessous), qui a ouvert en 2004, et une autre
à Whitechapel Road, qui a ouvert en 2005.
PHOTO/TIM SOAR/OFFERTE PAR ADJAYE/ASSOCIATES |
Il était donc important pour moi de rencontrer Oscar Neimeyer
et Charles Correa - le plus tôt possible. Actuellement, j'essaie
d'organiser une rencontre avec Pancho (Amancio) Guedes pour parler
de ce qu'il a fait au Mozambique** - parce que j'essayais de comprendre
leur démarche, comment ils voyaient ces transitions. Je suis
fasciné par le fait qu'ils avaient un point de vue proche
et différent sur l'idée de la vie rurale, qui devient
soudainement très urbanisée en un court laps de temps.
Ce qui était intéressant, c'était l'idée
de l'engagement de l'architecte dans ce système, l'idée
que l'architecte joue un rôle important dans la création
de l'image d'une nation dans ses premières années
et comment cela influence le développement de celle-ci. Il
s'agissait d'une invention, d'une sorte de super invention, qui
était nécessaire pour créer ces symboles culturels
pour la nouvelle nation.
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PHOTO OFFERTE
PAR ADJAYE/ASSOCIATES |
HR : C'est un moment utopique.
DA : Un moment très utopique. Un moment héroïque.
Presque l'un des derniers moments héroïques. Je suis
vraiment fasciné par cet héroïsme naïf parce
qu'il implique un certain risque, passé ses lectures empiriques.
Parfois, il touche quelque chose qui est au-delà du contrôle
de l'architecte ou du client. Cela me fascinait que l'architecture
puisse atteindre un point qui n'était pas nécessairement
connu avant. J'ai trouvé cela dans les deux cas, Neimeyer
et Correa avaient la même vision. En réfléchissant
sur leur travail, ils ont tous deux compris que ce qui en ressortait
était beaucoup plus important que les projets individuels
qu'ils réalisaient et qu'ils pensaient être importants
à l'époque.
Explorer ces questions en public me semblait donc important. Je
voulais ne pas être hermétique sur ce sujet, établir
la base de mon propre travail, tout en le partageant. Il ne s'agissait
pas de dire " Oh, j'ai découvert quelque chose. Je vais
vous en faire part ". Et c'est ce qui se passe en architecture.
Je pense que mes prises de position et mes stratégies viennent
du désir de contrecarrer cette nature hermétique de
l'architecture parce que, au bout du compte, elle n'est pas aussi
sophistiquée qu'on le voudrait. Il peut y avoir un engagement
plus important envers la notion du public, quel qu'il soit. L'engagement
auprès des gens est essentiel. Je pense que ces derniers
peuvent aller plus loin une fois qu'ils sont engagés sur
ce sujet. Ils ont une vision plus large que celle des architectes.
HR : Cela nous amène à une autre partie de
votre recherche : votre redécouverte de l'Afrique et l'idée
que les taudis ou les établissements informels ne sont plus
des indicateurs de crise, mais la preuve de la résilience
et de la créativité dans l'adaptation.
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Le Centre Nobel
pour la paix, qui a ouvert à Oslo, en Norvège,
en novembre 2005, présente les contributions de tous
les lauréats du prix Nobel de la paix et de son fondateur,
Alfred Nobel. PHOTO OFFERTE PAR ADJAYE/ASSOCIATES |
DA : Quand on voit ces établissements informels dans
le monde entier, je dis toujours à mes élèves
: " Vous pensez qu'il s'agit de la pauvreté, du manque
de matériaux adéquats, du manque d'assainissement,
etc. Vous avez raison. Mais c'est aussi une inventivité et
une densité extraordinaires qu'un architecte ayant reçu
une formation empirique ne peut même pas concevoir. "
C'est une attitude différente, qui permet des choses différentes.
C'est un ensemble de scénarios et de relations - et des détails
subtils, qui marquent, codent et transforment un lieu qui semble
anodin dans une zone très spécifique pour un vaste
groupe de personnes. Ce qui manque dans ces établissements
informels, ce sont les services de base comme l'accès à
l'eau, l'assainissement, etc. Cela concerne le pouvoir financier.
Mais au-delà de cet aspect, nous avons un aperçu de
la capacité des êtres humains à gérer
les situations complexes d'une manière très nuancée
et sophistiquée. C'est un sujet très délicat
- je n'essaie pas de le " glamouriser " - mais je suis
intéressé par les taudis car je pense que quelque
chose de très spécifique se produit dans ce monde
informel, qui est très fort et que nous devons mieux comprendre.
HR : Ils remplissent aussi une fonction que les gens tendent
à oublier ou à négliger. Les taudis sont en
fait la ligne de démarcation entre les ruraux et les citadins.
Ils sont le premier point d'entrée pour ceux qui viennent
des zones rurales dans la ville. Ces établissements informels
doivent être mieux intégrés dans le tissu urbain.
DA : C'est presque comme un caravansérail. Une jonction
de transition nécessaire entre la ville et la vie rurale.
Le passage de la vie rurale à la vie urbaine est une expérience
extrême pour les communautés rurales. C'est une façon
intéressante de considérer la situation. Il s'agit
vraiment d'une intensification du processus d'urbanisation. C'est
une porte, un point nodal, un seuil, avant d'entrer dans la ville
proprement dite. Et en ce sens, les taudis jouent un rôle
très important, c'est une adaptation d'un monde à
un autre, une immense investigation typologique sur l'environnement
urbain - comment une ville est conçue et le rôle qu'elle
joue. À cet égard, ni les architectes, ni urbanistes
ne sont opérationnels. Nous percevons les taudis de manière
négative, comme un fléau, un cancer qui doit être
éliminé ou brûlé.
HR : Lorsqu'il s'agit de construire des bâtiments
publics en harmonie avec le paysage urbain, tout un réseau
d'éléments entre en jeu. Un exemple de votre réponse
au défi est " Idea Stores " (Boutiques à
idées). Vous essayez de les intégrer dans un tissu
urbain préexistant tout en tentant de changer cet environnement
- touchant la communauté locale.
DA : Le changement architectural ne m'intéresse pas
quand il fonctionne dans le domaine de l'esthétique, quand
il est simplement conçu à travers le sensationnel.
Je recherche plutôt une certaine forme de souplesse - une
éventualité pour être plus précis - une
capacité à s'adapter et à répondre très
directement à l'environnement urbain. C'est très difficile
pour un architecte parce qu'il veut créer une unité
qui soit autonome et qui puisse être placée très
parfaitement dans la matrice de la ville.
HR : Planté là au beau milieu.
DA : Oui. " Voilà ! Magnifique ! Regarde ça
! Au projet suivant ! " (rires) Je pense que c'est problématique.
L'évolution de l'architecture municipale, c'est sa capacité
à comprendre ce paysage urbain. Et je pense que ce paysage
urbain plus diaphane - beaucoup plus poreux, en multiples couches,
plus dissolu, beaucoup moins clair - est ce qui fait sa force. Quand
l'architecture répond directement à cela, elle commence
alors à entrer en résonance avec l'environnement local
immédiat ainsi qu'avec l'extérieur.
Avec le premier Idea Store, j'ai essayé de développer
la notion d'investissement d'un lieu qui était essentiellement
une zone délaissée. Il me fallait reconcevoir le bâtiment,
non pas en le rendant pittoresque, mais en créant un espace
permettant d'incorporer les programmes de façon à
l'embellir mais sans cynisme ni condescendance. Quand j'ai construit
l'Idea Store dans Chrisp Street - un immeuble horizontal de soixante
mètres - les propriétaires des boutiques au rez-de-chaussée
me disaient " Vous ne pouvez pas faire ça ici ! C'est
ce qu'on construit à la City ! " C'est la mentalité
typique East End, " ça y est, ceux qui ont le pouvoir
viennent nous déloger ". J'ai expliqué clairement
que je voulais faire une architecture qui soit fragile et ouverte
à son environnement, mais sans condescendance envers la communauté
locale. J'aurais pu construire un petit immeuble charmant mais,
au lieu, je l'ai construit sur toute la longueur de cette zone délaissée
au point de neutraliser le lieu. Ce plan est devenu un nouvel espace
public - un espace public intériorisé, sans aucun
doute.
Pour moi, l'espace public intériorisé, ce ne sont
pas les atriums. Je trouve que cela relève de la manipulation,
c'est contraire à la notion de public. C'est un lieu d'observation,
un lieu de représentation. Quand je dis qu'un immeuble devient
un espace public, je veux dire que la confiance des usagers est
renforcée, ils ressentent que cet espace est pour eux dans
leurs propres termes, quels qu'ils soient. Il s'agit de redonner
aux usagers une place centrale afin qu'ils n'aient plus l'impression
d'être seulement un élément de quelque système,
mais qu'ils sachent qu'ils peuvent prendre les rênes et en
faire ce qu'ils veulent.
Je me souviens d'un photographe d'architecture, un ami à
moi, qui m'a dit : " Aimes-tu vraiment le fait qu'ils aient
mis ces affiches là et ces choses autour ? ". J'ai répondu
: " Non, non, si tu regardes bien, j'ai conçu ces plans
pour qu'ils habitent ces lieux. Cela ne change rien au bâtiment.
" Mon immeuble n'est pas une représentation esthétique.
C'est une sorte de réceptacle, plein d'émotions, j'espère,
qui permet à la vie de s'épanouir - des vies multiples
de préférence - et sans qu'on y ressente une hiérarchie.
Si j'arrive à réaliser cela, j'aurai l'impression
d'avoir réussi.
HR : Même si un bâtiment public a inévitablement
une fonction officielle, liée à une institution, ceux
pour qui il est destiné sont moins intéressés
par sa fonction que par son utilité. Et c'est pour vous une
norme de réussite, c'est-à-dire s'il est utilisé,
c'est une réussite.
DA : Il ne s'agit plus de la satisfaction de faire ce que
vous croyez être nécessaire et de le réaliser.
Pour moi, le succès ne réside pas dans le contenu
programmatique, mais de l'usage que fait le public du lieu - dans
ce que j'appelle la porosité, la multiplicité de l'usage;
la capacité de l'élargir de nombreuses manières.
Au bout du compte, si un lieu est très utilisé - même
si le contenu programmatique manque - c'est une réussite,
parce que dans l'esprit du public cela permet l'invention d'une
nouvelle scénographie autour de ses besoins et ses aspirations.
Dans les Idea Stores, les salles sont conçues de manière
à pouvoir être modifiées. Il est intéressant
de voir comment la communauté a compris qu'elle pouvait les
utiliser comme couloirs modulables ou comme lieux d'accueil informels.
Rien n'est fixé, on peut reconfigurer librement l'espace.
Les seules choses qui soient fixes sont les vues à l'extérieur
du bâtiment. Il y a des moments où l'immeuble devient
une chambre noire par rapport au paysage urbain. On est forcé
de le regarder. Parfois, c'est très dur. J'ai mis délibérément
des fenêtres qui donnent sur des murs en brique, mais à
des niveaux qui permettent aux gens de les voir d'une autre façon,
de regarder les toits de maison ou un train qui traverse la ville.
Ces vues sont devenues des éléments bucoliques - pas
au sens traditionnel de beauté, mais plutôt l'idée
d'établir une relation avec le paysage urbain au-delà
des expériences quotidiennes qu'en ont la plupart des gens.
HR : Le Centre Nobel pour la paix qui vient d'ouvrir est
peut-être, à ce jour, votre ouvrage le plus connu.
Ici, le défi consiste à représenter une institution
reconnue mondialement. L'architecture n'est plus seulement locale,
mais est liée à ce que ces réseaux mondiaux
peuvent faire.
DA : Ce qui est intéressant à propos de ce
projet, c'est que nous avons été choisis, je pense,
en raison de notre collaboration avec des artistes, de notre travail
avec certains designers. Nous voulions créer des structures
scénographiques très spécialisées qui
communiquent des messages spécifiques concernant l'ouvrage
et la façon dont le travail est perçu ou vu. Je pense
que la Fondation Nobel a été sensible à cette
approche. Ils y ont vu une démarche complètement différente
de celle des autres architectes.
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Ci-dessus : Le
Bernie Grant Centre, situé dans le district de Tottenham,
au nord de Londres, a été créé en
hommage au premier député noir, qui est mort en
2000. Célébrant l'héritage de Bernie Grant
dans le combat contre le racisme, le centre d'éducation
et de performance vise principalement les communautés
minoritaires et cherche à promouvoir le talent créateur
des diverses communautés. Son ouverture est prévue
en 2007. VISUALIZATION OFFERTE PAR ADJAYE/ASSOCIATES |
Puis, j'ai pris connaissance du projet. Il y avait la gare de chemins
de fer historique, cette notion d'une mémoire locale - la
gare d'Oslo est synonyme de la vieille Norvège, la guerre,
le bombardement de la ville, les gens courant vers la gare pour
aller à la campagne. L'idée d'une mémoire locale
avec cette idée globale difficile m'a posé beaucoup
de problèmes. Comment instaurer un dialogue qui transcende
la sentimentalité du bâtiment, mais sans la détruire
? Comment appréhender cet ensemble de réseaux, d'idées,
de relations et de scénarios non hiérarchiques entre
les nations ? Le bâtiment me fascinait. J'ai décidé
de revenir à l'apprentissage expérientiel, un élément
qui guide mon travail - pour traiter la notion de l'expérience
des réseaux, des systèmes mondiaux, des relations,
de la proximité ou de l'éloignement - en termes de
distance - comme une série de constructions physiques, à
la fois numériques et sculpturales. Ce sont les outils que
j'ai ensuite utilisés pour décrire ces histoires.
On pouvait les traiter en un seul objet ou, comme un chimiste, les
dissoudre et les voir passer d'une extrémité à
l'autre - littéralement à partir de l'idée
de l'application de la peinture jusqu'à la fabrication d'un
objet. Et de ces deux extrêmes, la notion de technologie qui
permet de rapprocher des choses éloignées de vous
d'une manière sensorielle, est devenue le mode d'exploration.
C'est devenu une façon de penser l'interconnectivité
et la proximité des choses dans le monde actuel.
Même si vous êtes en Norvège et dans le Nord
et que vous avez l'impression d'être loin de tout, vous êtes
lié très directement à un enfant à Kinshasa
ou à quelqu'un en Équateur par les réseaux
et les systèmes de communication ainsi que par l'échange
de connaissances qui a lieu continuellement, même si cela
est parfois invisible pour l'homme de la rue. Il était très
intéressant de voir, après l'ouverture du Centre Nobel
pour la paix, comment les gens savaient cela instinctivement, sans
s'en rendre compte - il n'y en a pas de manifestation physique.
J'ai soudainement compris que le succès d'un lieu ne résidait
pas tant dans le déploiement savant de certains détails
architecturaux ou de lignes abruptes, mais dans l'expérience
qu'en ont les gens. Ils pouvaient soudainement voir ce qu'ils avaient
intuitivement ressenti mais n'avaient jamais eu la chance de voir
d'une manière holistique. Ils pouvaient faire l'expérience
de cette idée globale au travers de leur sens - la vue, le
toucher, l'odorat, l'espace, etc. Cela a été une expérience
très importante pour moi.
HR : Pour revenir à un environnement plus local,
deux de vos bâtiments à Londres reflètent très
directement l'importance politique de votre travail, à savoir
le Stephen Lawrence Center et le Bernie Grant Centre. Ils ont des
histoires différentes mais de toute évidence ils sont
liés entre eux et sont très importants dans votre
travail d'architecte - en particulier étant un architecte
établi à Londres, ayant grandi à Londres après
avoir voyagé pendant des années avec votre famille.
Si, avec les deux Idea Stores, apparaît la notion de démocratie
- où le succès d'un bâtiment est déterminé
non pas par sa fonction publique mais par l'usage qu'en fait le
public - avec les deux autres, c'est la notion de société
civile qui est à la base d'une démocratie qui fonctionne.
Et ces deux bâtiments signifient clairement quel rôle
la société civile joue dans le domaine public.
DA : Absolument. Lorsque ces deux concours ont été
annoncés, je les ai poursuivis avec un sentiment de vengeance.
Il y avait une petite brèche politique qui a rendu ces deux
projets possibles - une petite ouverture qui s'est d'ailleurs refermée
très vite après. Dans ces scénarios politiques
où l'on fait d'abord face à un traumatisme puis à
une vive réaction potentielle du public, il faut une synthèse.
S'il ne se passe rien, les possibilités disparaissent rapidement,
les cicatrices se referment et on passe à autre chose. Mais
pendant ces moments, il s'est produit un transfert magnifique. Ce
n'était pas seulement un deuil mais le désir de tirer
les leçons de cette expérience, d'utiliser ce moment
comme un emblème social afin de créer un point de
mémoire pour avancer. Cette notion de point de mémoire,
que ce ne soit pas seulement ce que j'appelle un scénario
de " charité " - c'est-à-dire " Ah,
oui, c'est ce qu'ils ont fait à ces gens " - parce que
c'est très important pour moi. Pour moi, c'était le
moment où l'architecture, par son positionnement politique,
pouvait réaliser une correction sociale. Ces projets pouvaient
retraduire ce moment en quelque chose commençant à
représenter vraiment comment les décisions du public,
de la société civile, peuvent être bénéfiques
à tous, et être aussi de nouveaux types de monuments
dans le paysage.
Aucune condescendance n'existe dans ces projets. Il n'est pas question
simplement de ce que les gens font mais de ce qu'ils veulent faire.
Il s'agit implicitement de la notion de communication, d'apprentissage
et de développement - essentiellement les germes de tous
ces éléments. Mais ils sont présentés
au travers de l'institution à but non lucratif et de la notion
de théâtre - le théâtre étant la
lentille critique au travers de laquelle le public prend conscience
de lui-même et le non lucratif étant l'institution
qui effectue un calibrage contre la machine qui produit du profit.
Ce sont deux composantes très importantes qui trouvent leur
place dans la notion de société civile, le domaine
civique.
Venant d'une culture britannique noire, j'ai ressenti le dilemme
de l'expérience des Noirs Britanniques en Angleterre, qui
ont toujours beaucoup souffert d'être dépendants de
l'État. Contrairement aux Asiatiques ou aux Chinois, qui
se sont vite émancipés, ont acquis un pouvoir financier
et ont pu créer leurs propres monuments, les Noirs Britanniques
- et je veux dire spécifiquement d'origine afro-caraïbe
- ont été complètement déconnectés,
ils n'ont pas vraiment été capables de saisir l'opportunité,
de tracer leur propre chemin.
Ils sont restés totalement sans voix et sans pouvoir. Et
dans l'esprit des gens, trois générations après,
ils sont dans une situation d'assistance par l'État, ne sont
pas plus autonomisés, ni pauvres non plus. Ils sont entre
deux eaux - une sorte de scénographie du ghetto se produit
où l'on a l'impression de " ne pas faire partie de cette
société mais, en fait, si, parce qu'on est là
". Pour moi, c'est une simplification excessive réelle
de l'expérience des Noirs Britanniques et de la complexité
de cette histoire. L'utilisation de l'architecture pour refaçonner
et transformer cette image devient un moment très important.
On peut certainement utiliser l'architecture pour transfigurer cette
notion. Elle peut littéralement être transfigurée
par l'architecture.
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Le Stephen Lawrence
Centre, porte le nom d'un adolescent noir qui a été
mortellement blessé à coups de couteau par cinq
jeunes Blancs à un arrêt d'autobus dans le sud-est
de Londres en 1993.
VISUALIZATION OFFERTE PAR ADJAYE/ASSOCIATES |
Quand ces bâtiments publics deviennent des éléments
de la ville, des composantes de la ville - avec leur usage -, ils
ne sont plus perçus comme un signe de charité qui
mais comme une contribution. Ce ne sont plus des idées, des
mots. Ce sont des actes, des choses. Façonner l'image de
ces actions, modeler cette nouvelle image du Noir Britannique dans
sa communauté, ont été très importants
pour moi. Cela ne peut se produire que lorsque la communauté
noire acquiert son propre pouvoir pour construire ses propres monuments.
Et ces images étaient aussi très importantes pour
la Grande-Bretagne du XXIe siècle : premièrement,
comme miroir de la communauté et deuxièmement pour
l'ensemble de la communauté, qui voyait dans cette communauté
le moyen d'établir de meilleures relations et de mieux comprendre
ce qu'elle apportait à la société - comment
elle fait partie de la vie civique et y contribue positivement,
et enrichit la société anglaise pour faire de l'Angleterre
un pays mondial.
Beaucoup ont été effrayés par ces projets
politiques. Mais, pour moi, ces deux projets, qu'ils soient perçus
comme politiques ou pas, avaient des ramifications plus importantes,
en termes de la société civile, que les partis ou
les organisations politiques chargés de leur réalisation.
Je pensais que l'architecture devait jouer un rôle défini.
Avant de rencontrer le Stephen Lawrence Trust, l'idée d'un
édifice de style géorgien les satisfaisait. Je leur
ai expliqué qu'avec ce site incroyable donné par le
conseil municipal, nous allions faire deux pavillons doubles pour
eux. En fait, il est impossible de construire un monument pour Stephen
comme une sculpture ou une statue. C'est profondément troublant.
Cela s'apparente un peu à ce que la Commission de vérité
fait en Afrique du Sud, regarder le passé et tenter de cicatriser
les plaies pour progresser. Lorsque l'architecture assume à
la fois la notion de monument et de spectacle puis intègre
cette notion dans un programme et l'utilise, vous avez les deux.
Vous avez un monument sur une grande échelle et, en même
temps, un programme visionnaire.
HR : Vous transfigurez un élément négatif
du passé - le racisme - en un emblème d'espoir, où
la diversité est le terme clé. Et de deux points de
vue différents - celui de Stephen Lawrence, une victime du
racisme, et celui de Bernie Lawrence, un militant contre le racisme.
DA : Oui. Absolument.
HR : En tant que personnage public, vous avez abordé
des aspects qui, au départ, ne faisaient pas partie de votre
projet d'architecte et, maintenant, vous travaillez à la
construction du Musée d'Art contemporain à Denver***.
Dans quelle direction allez-vous ? Comment voulez-vous développer
cela ?
DA : (rires) Je me posais justement la même question.
J'ai toujours su que ma participation à l'exposition de Whitechapel
était pour moi une transition qui me mènerait là
où nous sommes aujourd'hui. Mon travail actuel intègre
toutes les notions et toutes les questions que nous avons débattues,
mais à une échelle cinq à dix fois plus grande
que celle de mes projets initiaux. Et, d'une certaine façon,
mon ambition est de traduire, d'une manière transparente,
la conditionnalité que j'ai explorée dans cette nouvelle
échelle de projets.
Ce qui était intéressant, c'était qu'une institution
importante a participé à tous ces projets, et qu'elle
a permis de les concrétiser. J'ai maintenant l'impression
de pouvoir laisser les choses se produire de façon cathartique.
C'est important pour moi parce que je considère que c'est
l'aboutissement de l'exercice. Cela démontre la capacité
d'utiliser cette position critique d'une manière pertinente
et utile dans le cadre du courant principal. Pouvoir opérer
dans ce courant principal de l'architecture et ne pas perdre la
capacité intellectuelle est mon objectif. Et, ce faisant,
je pense que cela propose un modèle d'engagement.
Si je ne parviens pas à le faire, tant pis, mais je veux
prouver qu'il est possible de procéder sur une plus grande
échelle. En fait, l'échelle à laquelle je travaille
actuellement est l'échelle réelle de l'architecture
: des développements massifs qui sont invisibles pour la
plupart des gens, mais qui touchent significativement leur vie,
et que nous considérons comme allant de soi. C'est là
que les choses deviennent intéressantes. Le pavillon et la
forme sont très importants, mais ce sont des exercices qui
montrent si l'on peut transformer l'infrastructure sur une grande
échelle.
Cela m'a finalement conduit à m'intéresser de nouveau
à l'aboutissement de l'exercice. Et bien qu'on m'ait offert
de nombreux ouvrages commerciaux, je ne me précipite pas.
Cela ne m'intéresse pas vraiment de m'engager dans cette
voie - construire une tour ou un gratte-ciel en Afrique. J'ai l'impression
que ces choses dont je parlais ont une résonance profonde
et sont importantes dans la construction de la ville - mon terrain
d'essai était l'Europe pour commencer - à savoir,
fusionner le rationnel et, comme on dit, l'expérientiel,
l'émotionnel et l'irrationnel. Comment travaillez-vous quand
vous devez revenir aux anciennes méthodes ? Je ne peux accepter
de travailler dans ces conditions et dire " Ça ne va
pas du tout, il faut tout revoir ! " Il s'agit de tenter de
découvrir une autre possibilité, une possibilité
qui se débarrasse de la notion du formel, tout en étant
inspiré par l'informel - et d'avoir un pouvoir et une résonance
équivalents dans une communauté. C'est cela pour moi
le vrai test.
FOOTNOTE
* Oscar Neimeyer, architecte brésilien né en 1907,
est célèbre surtout pour ses réalisations architecturales
de la ville de Brasilia.
Charles Correa, architecte indien né en 1930, a conçu
de nombreuses structures en Inde, notamment un monument commémoratif
pour le Mahatma Gandhi.
** Amancio (Pancho) Guedes, architecte portugais né en 1925,
a conçu plus de 500 créations, au Portugal et dans
plusieurs pays d'Afrique, en particulier au Mozambique.
***" La construction du nouveau Musée d'art contemporain
à Denver (Colorado) a été confiée à
David Adjaye. C'est sa première commande pour un musée
et son premier édifice public aux États-Unis. Son
ouverture est prévue pour le début de 2007.
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