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De gauche
à droite : Edward Mortimer, Amartya Sen, Kofi Annan et
Kwame Anthony Appiah, pendant la série de conférences
sur " L'identité au XXIe siècle " PHOTO
ONU |
Dans un monde qui évolue rapidement, les concepts d'identité
peuvent être une source de discorde. Dans les questions les
plus conflictuelles - guerres de religion, conflits ethniques -,
chaque côté s'identifie trop souvent exclusivement
à un groupe particulier, pensant détenir les valeurs
que les " autres " n'ont pas. Et, au grand péril
de la communauté mondiale, beaucoup continuent de se battre
pour prouver la justesse de leurs points de vue.
Mais le partage d'une identité peut aussi créer un
lien qui unit. Le 5 juin 2006, les intellectuels Kwame Anthony Appiah
et Amartya Sen ont été invités à discuter
de " L'identité au XXIe siècle " dans le
cadre de la série de conférences du Secrétaire
général. Suivant la tradition de la série qui
a accueilli des personnalités comme l'archevêque Desmond
Tutu et Toni Morrison, MM. Sen et Appiah ont discuté de l'identité
humaine et exprimé leurs espoirs d'une culture fondée
sur la tolérance au XXIe siècle. Dans leurs récents
travaux, ils ont tous deux abordé un thème commun
: dans un monde qui se resserre, l'identité humaine peut
tout aussi bien diviser les êtres humains que les aider à
affronter leurs différences.
M. Sen, lauréat du prix Nobel d'économie, dont le
dernier ouvrage s'intitule Identity and Violence : The Illusion
of Destiny, a décrit les chemins innombrables qu'emprunte
une identité humaine. On peut être à la fois
un citoyen américain " d'origine asiatique, avec des
racines indochinoises et des ancêtres vietnamiens. Un chrétien.
Un libéral. Une femme. Un végétarien
Un amoureux de théâtre. Un écologiste. Un musicien
de jazz
" et ainsi de suite, a-t-il indiqué, avec
des liens infinis à d'autres personnes dans le monde entier.
Chaque catégorisation rattache une personne à d'autres
et crée des distances avec d'autres. Mais dans l'ensemble,
comprendre les diverses facettes de sa propre identité peut
combler le fossé qui nous divise et créer des réseaux
de compréhension, a-t-il souligné. Inversement, un
système global de catégorisation peut dresser les
individus les uns contre les autres.
Non seulement les êtres humains accordent une trop grande
importance à un facteur d'identité, comme la religion
ou l'allégeance nationale, mais ils ont aussi tendance à
exagérer l'homogénéité d'un groupe,
a affirmé M. Appiah. Philosophe et professeur à la
Princeton University, il a écrit abondamment sur le sens
de la culture. Il a fait remarquer qu'il était naïf
et erroné de penser que les musulmans, par exemple, étaient
tous semblables quand, en fait, ils appartenaient à de nombreux
pays, à de nombreuses cultures et à des ethnies différentes.
" En période de crise sociale profonde, les gens ont
recours à ces étiquettes ", a-t-il ajouté.
Les changements qui ont bousculé le monde actuel ont poussé
les gens à se replier sur eux-mêmes, à se regrouper
avec ceux qu'ils considèrent compatibles, alors que la recherche
d'un dialogue avec les autres serait une voie plus pacifique et
plus progressive. Apprendre de ceux qui sont différents de
nous, a-t-il poursuivi, peut nous aider à découvrir
les aspects de l'humanité qui transcendent les catégorisations.
C'est le fondement de la théorie du " cosmopolitisme
", un terme vieux comme le monde signifiant littéralement
la condition de la citoyenneté mondiale. Dans son livre provocateur
Cosmopolitanism: Ethics in a World of Strangers, M. Appiah reprend
cette idée. Il fait remarquer que l'idée d'un monde
tolérant a survécu aux conquêtes d'Alexandre
et au point de vue unilatéral de Rome. En fait, dans la Grèce
antique, des citoyens s'appelaient les " citoyens du monde
" et rejetaient le nationalisme étroit, la domination
d'un tyran. Les premiers chrétiens soulignaient l'unité
de tous les peuples, comme les philosophes allemands, tels qu'Emmanuel
Kant dont l'essai " Vers la paix éternelle " (1795)
a servi de base au traité de la Société des
Nations et ensuite aux Nations Unies, a-t-il ajouté.
Le cosmopolitisme est spécialement utile aujourd'hui, a-t-il
noté, parce qu'il est essentiellement opposé à
l'idée de tyrannie et de conversion culturelle - des objectifs
inhérents aux deux côtés de ce que beaucoup
appellent aujourd'hui " le choc des civilisations ". Un
monde cosmopolite est fondé sur l'humilité et sur
la faillibilité des connaissances humaines. Considérer
que tous les peuples ont beaucoup à apprendre les uns des
autres ouvre en grand la porte de la tolérance.
" Les cosmopolites pensent qu'il existe de nombreuses valeurs
dignes et respectables et qu'on ne peut toutes les appliquer dans
la vie ", a-t-il écrit. " Nous espérons
et nous attendons donc à ce que différents peuples
et différentes sociétés incarnent des valeurs
différentes. "
M. Appiah a également indiqué que " la mondialisation
a rendu ces anciennes idées pertinentes ". Le cosmopolitisme
implique à la fois la connaissance des autres peuples et
la capacité de les toucher et d'être touchés
par eux. Le cosmopolitisme existe déjà de nombreuses
façons - la musique et l'art, par exemple, ont des racines
internationales profondes, reliant des lieux aussi divers que l'Afrique
de l'Ouest et l'Amérique du Sud, Londres et le Bangladesh,
a-t-il poursuivi. De plus, les médias mondiaux et les systèmes
internationaux puissants ont permis les relations internationales
directes. Nos choix en tant qu'espèce humaine doivent refléter
la lourde responsabilité de ce changement.
M. Sen et M. Appiah ont tous deux convenu qu'il existait d'immenses
possibilités de compréhension mutuelle dans les interactions
avec les autres. Cela se voit dans la préoccupation actuelle
concernant la diversité culturelle - une préoccupation
souvent mal interprétée en termes de quotas et de
position politique correcte. La base du dialogue interculturel,
a-t-il ajouté, est la préoccupation pour son prochain.
" Le cosmopolitisme moderne repose sur le respect pour la diversité
culturelle, non pas parce que les cultures sont importantes en soi
mais parce que les peuples sont importants et que les cultures sont
importantes pour eux. "
M. Sen a dit que le dialogue entre les groupes d'identité
différente s'était avéré un outil puissant,
mais il a critiqué le principe fondamental à l'origine
d'un " dialogue parmi les civilisations ". Le dialogue
engage toujours des personnes, a-t-il ajouté, réitérant
que les identités culturelles définies de manière
étroite ont été la source de problèmes
dans le passé. Il a mis en garde contre le danger des catégorisations
rigides. L'identification sociale a réuni les travailleurs
durant les premiers mouvements de la classe ouvrière, a-t-il
expliqué, en négligeant cependant trop souvent de
considérer les travailleurs comme les pères, les maris
et les citoyens qu'ils étaient aussi. L'adhésion à
la notion d'identité ethnique a donné lieu au génocide
en Allemagne nazie, ainsi que récemment au Rwanda et dans
les Balkans.
Dans son ouvrage évocateur Identity and Violence, M. Sen
s'emporte contre le détournement des concepts de tolérance
et de démocratie par la culture occidentale. En s'alignant
avec ces notions qui sont, précise-t-il, prévalentes
dans l'histoire de l'Asie, les occidentaux condamnent nécessairement
les autres à être intolérants ou tyranniques.
Le fait de créer une division entre les groupes est une manière
de fomenter l'animosité entre eux et d'exacerber les problèmes
que les politiques et la guerre ont déclenchés. Au-delà
du danger de comprendre l'identité de manière dogmatique,
il y a une raison encore plus universelle de penser que les êtres
humains sont compliqués et divers, a-t-il poursuivi. La vie
humaine ne peut être décrite uniquement en termes de
religion, d'ethnicité ou d'affiliation politique. Les personnes
sont des individus. On ne peut les mettre dans de " petites
boîtes ", a-t-il estimé. Aucune catégorisation
étroite ne peut capter la gloire de l'être humain.
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