Alors que l'Organisation des Nations Unies entre dans sa septième
décennie, beaucoup d'ouvrages ont été publiés
sur son rôle de premier plan dans le maintien de la paix et
les négociations diplomatiques. Pourtant, une contribution
essentielle de l'Organisation, un aspect qui a façonné
le climat sociopolitique du monde moderne a reçu moins d'attention,
je veux parler de sa contribution à la pensée intellectuelle
au XXe siècle.
En 1999, le Projet de l'histoire intellectuelle des Nations Unies
(UNIHP) a été créé pour éduquer
le public et susciter un débat intellectuel plus large sur
la place de l'ONU dans les universités du monde entier. Pour
renforcer cet objectif, deux composantes ont été créées
: une série d'entretiens avec d'éminentes personnalités
associées aux Nations Unies et une série de publications.
Le premier ouvrage de la série - Ahead of the Curve: UN
Ideas and Global Governance, par Louis Emmerij, Richard Jolly
et Thomas G. Weiss (tous les ouvrages sont publiés par Indiana
University Press) - a été publié en 2001, suivi
de huit autres. Sept autres livres seront prochainement publiés
dans le cadre de ce projet, chacun couvrant une variété
de domaines dans lesquels l'ONU travaille activement.
Ces ouvrages nous donnent une idée globale de l'idéologie
complexe des Nations Unies et nous permettent de découvrir
leurs succès ainsi que leurs défaillances. La structure
et l'objectif de l'UNIHP ayant été déjà
traités dans ce numéro, je limiterai mon intervention
à identifier les types de comportement intellectuel dans
le texte. Le rôle de l'ONU à façonner les idées
du monde moderne apparaît de manière plus évidente
dans mes entretiens avec le cofondateur et codirecteur de l'UNIHP,
Thomas G. Weiss, professeur de sciences politiques au CUNY Graduate
Center. Pour illustrer la diversité des recherches présentées
dans la série, je comparerai les différentes méthodes
utilisées pour évaluer l'ONU, comme elles apparaissent
dans UN Voices: The Struggle for Development and Social Justice,
par Thomas G. Weiss, Tatania Carayannis, Louis Emmerij et Richard
Jolly, et UN Contributions to Development Thinking and Practice,
par Richard Jolly, Louis Emmerij, Dharan Ghai et Frederic Lapeyre
- deux ouvrages du UNIHP publiés respectivement en 2004 et
2005. Je montrerai que les méthodologies utilisées
dans ces réflexions soulignent les diverses méthodologies
utilisées par les Nations Unies.
À
mi-parcours de la série d'ouvrages universitaires, l'UNIHP
a publié une monographie de leurs résultats. The
Power of UN Ideas: Lessons for the First 60 Years, publié
en 2005, présente une vue d'ensemble historique des idées
de l'ONU assortie d'une critique plus analytique de la créativité
intellectuelle de l'Organisation. Cette vue d'ensemble détaillée
présentée par Richard Jolly, Louis Emmerij et Thomas
G. Weiss, codirecteurs d'UNIHP et auteurs de The Power of UN
Ideas, offre un aperçu des prochains ouvrages de la série.
Le premier chapitre, " Framing the Issue ", aborde les
changements concrets survenus dans les " quatre piliers "
de l'Organisation : la paix, le développement, les droits
de l'homme et l'indépendance. Dans l'introduction, les auteurs
écrivent qu'" initialement, ces quatre piliers ont été
développés d'une manière plus parallèle
qu'intégrée. Le développement signifiait développement
économique [
] au cours des décennies suivantes,
la vision de l'ONU a changé, abandonnant le point de vue
purement économique pour adopter un point de vue plus vaste
et multidisciplinaire. On ne saurait trop insister sur l'importance
de cette fusion d'éléments initialement séparés
en une nouvelle structure combinant leurs responsabilités,
car elle est abordée dans tous les ouvrages de l'UNIHP. Les
quatre piliers, qui avaient été traités comme
des entités monolithiques séparées, mais qui
ont été combinés au cours du temps, offrent
une perspective du développement mondial qui est conforme
aux changements des temps modernes.
Le premier chapitre de The Power of UN Ideas reprend les
observations principales des précédents livres et
présente les faits marquants qui seront débattus dans
les prochains. Alors que d'importants efforts ont été
déployés pour faire connaître et documenter
le rôle actif de l'ONU dans le monde, allant des projets du
maintien de la paix à ceux du développement, son importance
en tant qu'organisation intellectuelle spécifique a été
négligée. Les auteurs écrivent : " Les
contributions intellectuelles aux idées, à l'analyse
et à l'élaboration de politiques économiques
et sociales ont été parmi les réalisations
de l'ONU les plus importantes. Elles ont eu une influence considérable
aux niveaux national et international. " Concernant la contribution
de l'ONU aux idées socio-économiques, on oublie souvent
qu'" un grand nombre d'idées initiales ont apparu en
réponse aux initiatives des puissances économiques
dominantes, en particulier des États-Unis, même si
Washington semble par la suite avoir oublié nombre de ces
contributions. "
Le deuxième chapitre explique pourquoi les Nations Unies
ont été au premier plan de la " quantification
du monde ", dans la recherche et la présentation d'informations
statistiques précises au niveau mondial. Selon les codirecteurs
du projet, " les Nations Unies ont joué un rôle
fondamental dans l'établissement d'une éthique professionnelle
d'indépendance et d'objectivité dans le domaine des
statistiques. Elles ont encouragé l'accès du public
à ces informations, tant au niveau national qu'international,
en particulier avec ses publications statistiques et ses grands
rapports. " Cette contribution a permis aux économistes
de mesurer les niveaux de développement de pays différents,
débouchant sur des mesures directes et concrètes.
L'attention donnée aux statistiques a permis de mettre l'accent
sur la " formulation, l'adoption et la promotion des objectifs
du développement mondial ". De la " décennie
du développement " lancée par John F. Kennedy
dans les années 1960, quand l'ONU avait établi comme
objectif d'accroître la croissance économique des pays
en développement de 5 % par an, aux Objectifs du Millénaire
pour le développement actuels, l'Organisation a utilisé
des objectifs quantitatifs pour inciter les gouvernements à
l'action. Le deuxième chapitre contient également
les observations des ouvrages précédents publiés
par l'UNIHP sur les sujets des droits de l'homme, de la durabilité,
de l'égalité des sexes, du développement humain
et de la sécurité humaine.
Le troisième chapitre de The Power of UN Ideas discute des
efforts de l'ONU pour instaurer la justice et créer des possibilités
dans les domaines du commerce international, de l'aide et des investissement
étrangers et de la gouvernance mondiale. Le quatrième
chapitre présente les différentes contributions de
l'ONU, rejetant l'idée qu'elle a été une entité
monolithique et myope. Les chapitres cinq et six adoptent une démarche
différente des autres chapitres. Les auteurs offrent des
conseils et critiquent l'Organisation, estimant qu'elle aurait pu
apporter des contributions plus durables, identifient les domaines
où elle a échoué et la direction vers laquelle
elle s'oriente. C'est sur ce sujet que je me suis entretenu avec
M. Weiss.
Gardant à l'esprit le cadre conceptuel des objectifs du
UNIHP, nous pouvons nous tourner vers les conclusions du projet
en matière de créativité intellectuelle des
Nations Unies. On peut conclure que l'objectif de la série
n'est pas seulement de présenter l'histoire des Nations Unies,
mais aussi de souligner leur influence, trop souvent ignorée,
dans le monde. Au cours de mon entretien avec M. Weiss, l'un des
analystes les plus importants des études de l'ONU qui préside
actuellement le Conseil universitaire du système de l'ONU,
je lui ai demandé si l'objectif du UNIHP était de
" réparer un tort ". Cette série étant
la première de la sorte, j'ai soulevé le fait que
le rôle actif de l'ONU dans le domaine des sciences économiques
et sociales modernes était peu connu. Cette série
a-t-elle pour but d'éduquer le monde universitaire ?
M.
Weiss a indiqué que l'idée d'éduquer le monde
universitaire " était une idée que Richard Jolly
et moi avons eue en 1996 ". Selon lui, il était impératif
de se pencher de plus près sur le rôle économique
et social de l'ONU, point de vue que je partageais. Mais, ai-je
répondu, ce qu'il nous faut, ce n'est pas l'histoire des
institutions, mais l'histoire des idées et des principes.
Car, au bout du compte, ce sont les grandes idées, les grands
principes et les normes qui font la différence. À
en juger par les sujets de ces ouvrages, cela semble juste. Avec
des titres comme Human Security and the UN: A critical History,
par S. Neil MacFarlane et Yeun Foong-Khong ou Women, Development
and the UN: A Sixty Year Quest for Equality and Justice, par Devaki
Jain, nous voyons rapidement que la série choisit d'aborder
des sujets vastes plutôt que spécifiques. Dans le cadre
du projet de l'UNIHP, aucun livre ne sera donc consacré à
un sujet comme " le maintien de la paix de l'ONU dans la région
du Darfour ". Même si ces sujets propres à une
région et spécifiques dans le temps sont sans aucun
doute intégrés à la série, l'accent
est mis davantage sur une vue globale des Nations Unies. M. Weiss
a confirmé cette optique, disant que " ce que l'ONU
fait sur le plan opérationnel n'est pas insignifiant mais
ne va pas changer le monde. Mais si une idée est adoptée
par des individus, des ONG, des gouvernements et d'autres membres
du système de l'ONU, elle peut faire la différence.
Ceci n'ayant jamais été vraiment dit, nous avons entrepris
de considérer ces grandes idées, de consulter les
archives depuis 1945, d'interviewer des gens et d'expliquer ce qui
a permis de faire avancer les idées. Cette série est
une histoire qui n'a jamais été racontée -
peut-être l'histoire la plus importante de l'Organisation
".
Une critique, répandue à la fois interne at externe
au système de l'ONU, porte sur le déclin récent
de l'innovation intellectuelle causé par une bureaucratie
de plus en plus lourde. L'Organisation, faisant face plus que jamais
à des responsabilités opérationnelles, ne peut
consacrer autant de ressources à des projets intellectuels
et a ralenti sa croissance intellectuelle. J'ai demandé à
M. Weiss si, de fait, elle avait perdu l'élan de son rôle
de catalyseur dans les décisions politiques. Il a répondu
que " la volonté de prendre des risques était
un composant des premières années de l'ONU où
nombre de personnes prenaient des risques et transgressaient les
règles. La bureaucratie n'était pas aussi pesante.
Cela vient du fait que les responsables gouvernementaux, les hommes
politiques, les bureaucrates ont tendance à ne pas considérer
les normes et les principes comme légitimes, estimant que
ce genre de dynamique ne change rien. Il est clair qu'il faut fournir
une aide aux réfugiés ou réaliser de meilleures
analyses statistiques, mais il me semble que le rôle des idées
- bonnes, mauvaises ou neutres - demande une étude approfondie.
" Afin de contrer cette tendance au déclin de la créativité
intellectuelle, M. Weiss croit que la restructuration et la rationalisation
de l'Organisation peuvent jouer un rôle important. "
Les sous-sécrétariats et leurs équivalents
pourraient par exemple avoir une plus grande latitude pour conduire
la recherche et recruter les personnes compétentes ".
La série de l'UNIHP offre une évaluation équilibrée
des perspectives historiques et des suggestions pour l'avenir des
Nations Unies. Dotée de trois directeurs de projet, MM. Jolly,
Emmerij et Weiss, qui ne partagent pas toujours les mêmes
points de vue, la série a réussi à offrir des
points de vue divers, empreints simultanément de louanges
et de scepticisme à l'égard de l'Organisation. En
outre, tandis que les trois universitaires ont joué un rôle
dans l'édition des différents tomes, plus de 20 autres
issus des pays du monde entier ont participé à la
rédaction et à l'édition de la série.
Alors que les auteurs partagent le même enthousiasme pour
les Nations Unies, la disparité de leur milieu socio-écomique
et culturel et le fait que chaque livre aborde les idées
de l'ONU à partir de méthodologies et de disciplines
différentes, assure une diversité où chacun
trouvera un intérêt. " Il y a des lecteurs différents
pour les différents ouvrages. Par exemple, UN Contributions
to Development Thinking and Practice est davantage lu par les responsables
du développement de l'ONU, ainsi que par les étudiants.
Le livre statistique [Quantifying the World; UN Ideas and Statistics,
par Michael Ward], attire probablement moins de lecteurs. Celui
sur l'histoire orale [UN Voices: The struggle for Development and
Social Justice] est probablement le plus lu. "
Dans deux livres de l'UNIHP en particulier, nous voyons la nécessité
d'utiliser des méthodologies de recherche souples et diverses
pour étudier la structure des Nations Unies. UN Contributions
et UN Voices offrent des points de vue qui se chevauchent, et pourtant
différents, sur le rôle de l'ONU dans les idées
concernant le développement. Ces deux livres mettent en lumière
les défis futurs de l'Organisation, en particulier dans sa
tentative constante de trouver un équilibre harmonieux entre
les responsabilités opérationnelles et la créativité
intellectuelle. Ils discutent des racines de la pensée intellectuelle
à la fois spécifique et globale, cherchant à
comprendre quels sont les ingrédients spécifiques
du climat de l'après-guerre qui ont permis aux Nations Unies
de se réaliser. Mais alors que ces deux livres se recoupent
sur le sujet, leurs méthodologies varient considérablement.
UN Contributions, consacré à l'identité intellectuelle
de l'ONU, est divisé en trois grandes sections plus ou moins
chronologiques - " Values and History ", " Ideas
and Action " et " Outcomes and the Future ". Dans
la première section, nous apprenons que le discours intellectuel
de l'ONU commence bien avant sa création. Dans son chapitre
sur " The History of Development Thinking from Adam Smith to
John Maynard Keynes ", l'auteur dit que " si nous voulons
comprendre l'évolution des idées, nous devons nous
référer aux antécédents importants ".
Alors qu'il ne rime à rien d'utiliser des " concepts
et des préoccupations modernes et de les appliquer à
des écrits d'une époque différente ",
sans les contributions des philosophes classiques et néoclassiques
occidentaux, la formation idéologique des Nations Unies aurait
pâti d'un manque de rationalité.
La deuxième section de UN Contributions fait le point sur
chaque décennie de l'Organisation, cataloguant la naissance
des idées dans chaque organe de l'ONU. Le livre souligne
également l'importance des conseils et des conférences
spécialisés, comme la Conférence des Nations
Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), qui dans
sa réunion d'inauguration en 1964 " a offert une occasion
unique de dresser un liste complète des problèmes
commerciaux touchant les pays en développement ". La
CNUCED a continué de se réunir tous les quatre ans,
publiant des rapports sur les meilleurs moyens de réduire
le fossé Nord-Sud et de faciliter le commerce, ce qui profitera
à la fois aux pays en développement et aux pays développés.
UN Voices dresse un portrait de l'ONU à partir de pers-pectives
entièrement différentes. Au lieu d'étudier
les idées de l'ONU sur le développement par région
et par époque, ce livre est centré sur les individus
eux-mêmes. Contrairement à UN Contributions, qui opère
dans les disciplines de l'histoire et des sciences politiques, UN
Voices est plutôt un texte journalistique, où les conclusions
sont parfois anthropologiques. Il présente 73 entretiens
avec des économistes, des scientifiques politiques, des diplomates
et des hommes politiques, qui ont consacré une grande partie
de leur carrière professionnelle à l'ONU. La CNUCED,
par exemple, est présentée au lecteur au travers des
anecdotes personnelles et des points de vue de ceux qui ont créé
l'organisation. Nous apprenons que Raul Prebisch, le premier secrétaire
général de la CNUCED et un intellectuel influent,
a donné à Enrique Iglesia ce conseil personnel : "
Ne lisez pas tant. Pensez. Réfléchissez. " Il
y a une corrélation réelle entre sa philosophie à
l'égard du développement et les manifestes de son
organisation - ne pas avoir peur de résister à la
pensée économique occidentale contemporaine, à
la lumière du fossé grandissant entre les pays riches
et les pays pauvres.
Les deux livres illustrent ce dont les Nations Unies ont besoin
: une perspective hétérogène sur la pensée
intellectuelle de l'ONU. Ce qu'une étude historique ne peut
entièrement révéler peut être révélé
dans les entretiens avec les décideurs politiques. Et quand
l'histoire des idées de l'ONU est affaiblie par la relation
étroite entre la personne interviewée et l'Organisation,
une étude plus distante, telles que UN Contributions, peut
permettre d'élucider la question. Les deux textes ont besoin
l'un de l'autre pour dresser un portrait des Nations Unies éclairant
et à plusieurs facettes. Les travaux de l'Organisation couvrent
l'éventail des pratiques universitaires, des statistiques
au journalisme d'investigation en passant par les commentaires scientifiques
sociaux. D'une certaine façon, le travail de l'UNIHP reflète
celui de l'ONU, car il cherche à donner une vision globale
en utilisant des moyens divers. Alors que l'Organisation fait face
aux défis d'un âge post-moderne de plus en plus mondialisé,
face aux disparités entre l'Est et l'Ouest continuant d'exister
sous de nombreuses formes, elle devra embrasser toutes les disciplines
universitaires afin de servir de force positive puissante à
travers le monde. À la question de savoir si l'ONU était
équipée pour être au premier plan de la créativité
intellectuelle, Thomas Weiss a déclaré après
une brève pause : " Pour l'heure, elle ne l'est pas.
Elle devrait et pourrait l'être. "
(Pour en savoir plus sur le projet de l'Histoire intellectuelle
des Nations Unies, veuillez visiter www.unhistory.org).
Cette étude a été soutenue en partie par le
Fonds discrétionnaire présidentiel du Reed College,
le Fonds discrétionnaire du doyen et la Bourse d'études
pour la recherche.
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