Alors que certains louent les relations de libre-échange,
beaucoup les considèrent comme un échec. Comment l'Accord
de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Mexique,
le Canada et les États-Unis peut-il être considéré
comme un succès par beaucoup et décrié par
d'autres ? Comment se fait-il que les succès économiques
soient aussi perçus comme un échec des droits de l'homme
? Si le libre-échange, en particulier le commerce international,
peut engendrer des gains importants, il peut aussi avoir des effets
négatifs. Certaines régions peuvent se voir privées
de biens dont elles ont le plus besoin. Ce sont le plus souvent
les pays et les entreprises riches qui bénéficient
le plus des avantages économiques, et ce sur le dos des pauvres
et non en leur faveur.
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Photo HCR/B. Heger |
On a souvent la fâcheuse tendance à considérer
seulement les grandes lignes en ignorant les situations spécifiques,
comme le montrent les études de cas sur la relation entre
le commerce agricole et la sécurité alimentaire. Dans
les études globales portant seulement sur des schémas
généraux, il est difficile de voir que la situation
des pauvres se détériore même lorsque les revenus
moyens augmentent. Comme tout ce qui a trait au marché, la
nourriture semble aller vers ceux qui ont les moyens de l'acheter.
L'argument des économistes en faveur du libre-échange
repose sur l'idée que les facteurs de production devraient
être librement réalloués à des fins plus
productives. L'essor rapide du processus de mondialisation a été
largement facilité par la libéralisation des flux
de capitaux internationaux.
La terre, en termes physiques, est immobile, mais elle peut être
mobile dans le sens où les propriétaires peuvent librement
réallouer ses utilisations. Lorsque la terre est uti-lisée
pour l'exportation de produits à destination des pays riches,
elle devient pour eux une sorte de surface fantôme. L'"
empreinte écologique " des pays riches est donc de loin
supérieure à leur superficie. Souvent, non seulement
les produits mais aussi les profits sont destinés aux pays
riches. Les biens tendent à aller vers l'argent, les travailleurs
aussi. Une étude récente sur le personnel de santé
dans le monde publiée par l'Organisation mondiale de la santé
(OMS) a clairement montré que les pays pauvres souffraient
d'" une fuite des cerveaux ". Les infirmières,
les médecins et les autres professionnels, dont les études
sont payées par les fonds publics, ne peuvent résister
à l'attraction des pays riches. Ce transfert de savoir constitue
un immense désavantage pour les pauvres.
Il existe une forte mobilité du travail dans l'Union européenne
et aux États-Unis mais, au niveau mondial, cette mobilité
est très limitée par les lois sur l'immigration, les
visas et le coût des voyages. Il existe une certaine mobilité
internationale des " travailleurs invités ", qui
occupent les emplois mal rémunérés dont la
population locale ne veut pas. Plutôt que d'aller à
l'étranger, ces travailleurs migrent le plus souvent dans
leur pays à la recherche de possibilités d'emploi.
Toutefois, dans certains pays, la liberté de déplacement
est limitée par la loi. Dans certains cas, l'accès
à de nouvelles possibilités nécessite de posséder
des ressources, telles qu'un capital ou un travail; parfois, des
travailleurs ne peuvent avoir accès à certains emplois
à cause de la discrimination. Mais les pays riches peuvent
continuer à profiter de la main-d'uvre bon marché
des pays pauvres, même quand les travailleurs restent dans
leur pays. Avec l'" externalisation " des ressources,
les représentants de grandes sociétés sont
souvent installés dans les pays pauvres où les populations
travaillent pour des salaires très modestes parce que les
possibilités sont rares. Beaucoup n'ont pas un travail intéressant
et productif à la hauteur de leurs capacités et de
leur motivation. Souvent, ces défaillances ne viennent pas
des gens mais de leur contexte social.
Une économie forte est en bouillonnement. De nombreuses
entreprises sont créées et certaines ferment, pour
être remplacées par d'autres. Il en va de même
pour le marché du travail. Les gens vont d'un emploi à
un autre, pour cause de licenciement ou à la recherche d'un
nouvel emploi. Toutefois, les travailleurs non qualifiés
sont souvent cantonnés à des emplois précaires
et temporaires dû au manque d'alternatives disponibles. Dans
les économies faibles, les possibilités sont rares
et ceux qui ne peuvent pas changer de lieu sont souvent contraints
à travailler dur pour des salaires bas. Avec les nouveaux
accords de libre-échange, les possibilités changent,
forçant généralement ces personnes à
partir. Ces accords, comprenant souvent de nouvelles technologies,
entraînent souvent le déplacement des travailleurs,
mais le système de marché peut fonctionner de manière
adéquate sur le long terme s'ils parviennent à s'adapter
et à trouver de nouvelles opportunités d'emploi. Mais
pour beaucoup, celles-ci sont dans des zones géographiques
trop éloignées.
La loi internationale sur les droits de l'homme est claire et explicite
sur le droit de chacun à jouir d'un niveau de vie suffisant.
L'article 25 de la Déclaration universelle des droits de
l'homme de 1948 stipule : " Toute personne a droit à
un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être
et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement,
le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services
sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité
en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage,
de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance
par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
" Dans le Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels, entré en vigueur en 1976, l'article
11 stipule : " Les États parties au présent Pacte
reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie
suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture,
un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu'à une
amélioration constante de ses conditions d'existence. "
Dans ses commentaires généraux, le Comité des
Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels
a expliqué de manière plus détaillée
ce qu'il entendait par droit à un logement, à l'alimentation,
à la santé et à l'eau.
Même si le libre-échange n'est pas directement mentionné
dans les droits de l'homme, la loi implique clairement qu'aucun
gouvernement ne peut conclure des accords commerciaux internationaux
qui détruisent les moyens d'existence de base. Il est certain
que dans une économie forte, les nouveaux accords, comme
les innovations technologiques ou la création d'entreprise,
peuvent avoir des conséquences néfastes. Les personnes
touchées peuvent simplement rechercher un nouvel emploi auprès
des nouvelles entreprises. On n'attend pas des droits de l'homme
et des principes humains qu'ils empêchent toutes les formes
de préjudice. Ce qu'il faut, c'est éviter de conclure
des accords commerciaux qui entraînent l'incapacité
de certaines personnes à maintenir un niveau de vie adéquat.
Les gouvernements qui acceptent des accords entraînant la
perte de la sécurité alimentaire, des services de
santé et de logement d'un groupe de la population viole le
droit humain à un niveau de vie adéquat.
Les succès commerciaux et l'échec des droits de l'homme
peuvent aller de pair pour la simple raison que les défenseurs
utilisent des normes de succès différentes. Les économistes
tendent à se demander si la proposition d'un accord commercial
engendre un bénéfice net pour la nation dans son ensemble,
où si les bénéfices sont supérieurs
aux préjudices. Ils peuvent aussi ignorer le fait que les
bénéfices vont systématiquement dans les poches
d'une partie de la population et causent des dommages ou un préjudice
à une autre. Ils semblent ne pas accorder d'importance à
la distribution.
Contrairement à l'économie, qui traite généralement
des moyennes et des tendances globales et promet des gains futurs
nets, les droits de l'homme traitent des personnes qui ont des choix
très limités et qui pourraient être affectées
par le " développement ". Les droits de l'homme
visent les personnes et pas seulement des chiffres globaux et des
moyennes. Du point de vue des droits humains, le commerce devrait
être perçu comme un moyen parmi de nombreux autres
d'assurer le développement humain, c'est-à-dire la
réalisation des droits de l'homme par tous les peuples. Les
accords de libre-échange qui empêchent des personnes
d'assurer des moyens d'existence adéquats à long terme
ne sont pas acceptables, même s'ils sont bénéfiques
pour d'autres. Ils devraient être fondés sur le principe
fondamental que toute personne a le droit à un niveau de
vie adéquat.
La souveraineté nationale a été le principe
fondamental du système de l'État-nation depuis le
traité de Westphalie de 1648. La souveraineté signifie
que tous les États-Nations, représentés par
leur gouvernement national dans les relations internationales, sont
égaux en vertu de la loi internationale; qu'ils ne sont soumis
à aucune autorité juridique supérieure et que
les autres nations ne peuvent s'ingérer dans leurs affaires
internes, sauf avec leur consentement. La souveraineté est
basée sur le principe selon lequel les gouvernements nationaux
sont généralement les plus aptes à juger ce
qui est bien pour leur population. Un élément essentiel
de la souveraineté nationale est la souveraineté alimentaire.
Les gouvernements nationaux ont la responsabilité permanente
et une obligation fondamentale, légale et morale d'assurer
la sécurité alimentaire de leur population. Ils doivent
avoir le droit de prendre les décisions qui y ont trait -
cette responsabilité ne pouvant être exclue ou écartée
par des accords internationaux. Cela s'est illustré par le
dumping du maïs, céréale très subventionnée,
des États-Unis au Mexique sous l'égide de l'ALENA.
Ne pouvant concurrencer les producteurs subventionnés du
Nord, les petits producteurs de maïs mexicains ont été
frappés de plein fouet, et la perte de revenus a fragilisé
leur sécurité alimentaire. Certains observateurs blâment
l'ALENA, mais il est important de rappeler que le gouvernement mexicain
avait accepté cet accord et les importations de maïs
à bas prix parce qu'il espérait réaliser des
gains considérables par l'exportation d'autres produits vers
les États-Unis et le Canada.
Le commerce international est basé sur le principe que les
gouvernements nationaux accepteront ou refuseront les accords de
libre-échange en fonction de leurs répercussions sur
le bien-être des citoyens. Les économistes tendent
à considérer les bénéfices nets en termes
d'économie nationale dans son ensemble. Mais en se concentrant
sur des chiffres globaux, ils ne voient pas que certains groupes
profitent régulièrement des avantages pendant que
d'autres sont victimes. Généralement, les gouvernements
apportent leur appui aux accords de libre-échange parce qu'ils
profitent à une minorité politiquement influente et
ignore les effets négatifs sur les autres groupes de la population.
En revanche, les défenseurs des droits de l'homme veulent
s'assurer que les gouvernements nationaux défendent les intérêts
de tous leurs citoyens. Dans certaines conditions, il peut être
raisonnable que les gouvernements concluent des accords internationaux
qui affectent un secteur, mais génèrent des gains
et des bénéfices plus importants dans un autre. Les
personnes touchées pourraient être indemnisées
ou se voir offrir de meilleures possibilités, mais le fait
est que beaucoup d'entre elles ne sont pas capables de s'adapter
à un nouvel emploi ou d'acquérir de nouvelles compétences.
Les nouveaux accords économiques engendrent la marginalisation
de certains groupes. La politique nationale devrait être fondée
en vue d'assurer à chaque citoyen un niveau de vie adéquat.
La libéralisation du commerce ne devrait pas se faire au
détriment des pauvres, mais pour leur bénéfice.
Les gouvernements qui acceptent des accords de libre-échange
entraînant la paupérisation d'un groupe de la population
violent les droits de l'homme. S'ils acceptent certains accords
entraînant des impacts négatifs sur des groupes spécifiques,
ils doivent prendre des mesures permettant de leur offrir d'autres
moyens de subsistance ou de les indemniser. Il se peut que les gouvernements
nationaux rejettent la responsabilité sur leurs partenaires
ou les organisations internationales, comme l'ALENA ou l'Organisation
mondiale du commerce, mais même si ceux-ci ont une certaine
responsa-bilité, il incombe aux gouvernements de protéger
leur population, de contrôler toutes les activités
dans leur juridiction et d'assurer que leurs citoyens ont des moyens
d'existence adéquats.
Il n'y a aucune raison de condamner en bloc le commerce. Il ne
devrait pas non plus être promu sans considération
pour ceux qui en sont victimes. Si la libéralisation du commerce
peut engendrer la croissance économique, elle peut aussi
avoir des effets négatifs sur certaines personnes à
cause de leur déplacement. Les propositions d'accords commerciaux
devraient être évaluées non seulement pour leurs
gains économiques globaux mais aussi pour leur impact sur
les populations touchées. Les droits de l'homme nous aident
à apprécier la différence entre l'efficacité
économique et l'efficacité sociale. Tant que nous
reconnaissons que l'objectif principal du commerce est d'améliorer
le bien-être et la dignité de tous les êtres
humains, il n'y a pas de conflit entre les normes du commerce et
celles des droits de l'homme.
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