Une décennie peut sembler une éternité dans
le domaine des politiques internationales. De nombreux changements
ont eu lieu dans le monde au cours des dix ans pendant lesquels
Kofi Annan a pris la tête des Nations Unies, de 1997 à
2006, en tant que Secrétaire général. Cette
Organisation n'est peut-être pas parfaite, mais nombreux sont
ceux qui lui vouent un profond respect. Je crois sincèrement
que l'ONU, par ses activités et son fonctionnement, permet
d'améliorer le monde où nous vivons.
Parfois, l'arbre peut cacher la forêt. Les défis auxquels
nous sommes confrontés quotidiennement sont parfois si immenses,
si importants et si impérieux que nous avons tendance à
oublier les gains et les progrès accumulés au fil
du temps. Il était donc important de nous le rappeler avec
le Rapport sur la sécurité humaine 2005, qui a démoli
les mythes largement répandus sur les guerres, les morts
causées par les conflits, le génocide, le terrorisme
et l'efficacité des Nations Unies.
Le nombre de conflits armés, qui a régulièrement
progressé jusqu'à la fin de la guerre froide, a atteint
un point culminant au début des années 1990, puis
a diminué. Les génocides, les crises internationales,
les coups d'État et les violations des droits de l'homme
sont moins nombreux. La nature des conflits armés a aussi
changé. Même si elles sont souvent brutales, les guerres
font généralement moins de victimes. Elles ont également
lieu dans d'autres parties du monde. Actuellement, les guerres en
Afrique font plus de victimes que dans le reste du monde, les conflits
violents qui ont lieu dans ce continent exacerbant les conditions
mêmes qui les ont entraînées, créant un
" piège à conflit " classique d'où
il est difficile de sortir.
L'ONU a joué un rôle essentiel. Elle a déployé
des efforts importants pour empêcher les guerres (diplomatie
préventive), mettre fin aux conflits en cours (établissement
de la paix), établir des opérations de la paix (maintien
de la paix) et imposer des sanctions, un moyen de faire pression
sur les parties en conflit afin de négocier la paix. De même,
une étude antérieure, menée par Rand Corporation
établie aux États-Unis et comparant les opérations
de l'ONU et celles des États-Unis, a fourni des nouvelles
encourageantes pour l'Organisation. Comme on pouvait s'y attendre,
l'ONU est plus efficace dans les opérations dont on parle
moins et qui sont moins spectaculaires, où le pouvoir souple
de la légitimité internationale et l'impartialité
politique compensent le manque d'un pouvoir fort. Ensemble, les
deux études documentent une adaptabilité surprenante
de l'ONU à l'innovation politique et aux succès opérationnels
afin de faire face à un monde en évolution. Elles
contredisent le pessimisme prévalant sur l'état du
monde et le cynisme sur la performance de l'ONU. Cela ne veut pas
dire qu'il faut sous-estimer le nombre et la gravité des
problèmes qu'il reste à traiter ni les défis
auxquels l'ONU est confrontée.
Il est cependant facile de tomber dans le piège en attribuant
les problèmes aux différences d'intérêt
à court terme ou à une incompatibilité de caractères.
Certains changements fondamentaux contribuent à ces difficultés
collectives. La force même des Nations Unies, le lieu de rencontre
de tous les pays du monde, est une source de faiblesse pour ce qui
est de la prise de décisions. Nous savons qu'un grand nombre
des problèmes les plus difficiles à résoudre
sont d'ampleur mondiale et nécessiteront probablement une
action multilatérale concertée, également de
portée mondiale. Mais l'autorité politique et la capacité
à mobiliser les ressources nécessaires pour s'attaquer
aux problèmes continuent de relever des États Membres.
Cette déconnexion stratégique explique les difficultés
récurrentes auxquelles fait face l'Organisation sur de nombreux
fronts et la nature souvent changeante des ripostes.
Un défi majeur que Kofi Annan n'a pas réussi à
relever avec succès dans chaque situation, et auquel son
successeur sera aussi confronté, est comment combiner la
légitimité et l'autorité internationales des
Nations Unies avec l'influence et le pouvoir des États-Unis.
Certains commentateurs américains posent la question de savoir
pourquoi les États-Unis devraient se soumettre volontairement
à la " gullivérisation ", liés par
d'innombrables traités internationaux et de restrictions
normatives par exemple, mais pas exclusivement, en matière
d'usage de la force à l'étranger. Les structures et
les procédures des forums multilatéraux convenues
se sont-elles dangereusement détachées de la distribution
fondamentale du pouvoir ? Même si, dans une certaine mesure,
cela était vrai, les événements survenus au
cours de l'année dernière ont démontré
de manière concluante que ne plus participer aux forums multilatéraux
était, même pour les États-Unis, un prix cher
à payer sur le plan diplomatique.
En même temps, la volatilité et les remous qui ont
secoué l'Organisation ont été un brusque rappel
à la réalité que les lois et les normes, et
les institutions et les organisations où elles sont incorporées,
ne sont pas une fin en soi mais des instruments pour instaurer un
meilleur ordre mondial. Si elle échoue à atteindre
cet objectif global, ses membres chercheront des alternatives. C'est
dans cette optique que M. Annan a identifié les réformes
normatives, politiques et structurelles afin d'améliorer
la performance de l'ONU, de renforcer son efficacité et de
lui donner une plus grande légitimité. Alors que les
changements qui ont été adoptés n'ont pas répondu
aux attentes de tous, il a noté que, d'un point de vue, le
verre était au moins à moitié plein. Au cours
des dix dernières années, l'ONU est devenue un organisme
mondial plus ouvert sur les organisations de la société
civile et les entreprises du secteur privé. Elle doit continuer
à encourager les partenariats avec ces acteurs importants
pour favoriser les changements et assurer la croissance, les services
et la sécurité sur le terrain.
Avec la diminution des guerres entre États, sa responsabilité
première en matière de maintien de la paix et de sécurité
internationales est aujourd'hui de gérer les conflits armés
internes. Dans la mesure où les civils sont maintenant la
majorité des victimes liées aux conflits, leur protection
déterminera la crédibilité du mandat de l'ONU
pour assurer la paix et la sécurité. La communauté
mondiale a réalisé des progrès importants dans
la pénalisation des crimes contre l'humanité et la
mise en accusation des auteurs devant la Cour pénale internationale,
ce qui permet de lutter contre l'impunité souveraine dont
les auteurs de crimes jouissaient, voire à y mettre fin.
Lors du Sommet mondial 2005 historique au siège de l'ONU,
les dirigeants mondiaux ont approuvé le principe de "
la responsabilité de protéger ". Cela a contribué
à la convergence de tendances importantes dans les affaires
mondiales. Auparavant, le droit des États, en tant qu'acteurs
souverains, de faire usage de la force à l'intérieur
ou en dehors des frontières connaissait peu de restrictions.
Il y a cent ans, la guerre était une institution acceptée
du système des États souverains avec des règles,
des procédures, des normes distinctes et des principes de
pratique stables. Aujourd'hui, d'importantes restrictions sont imposées
aux États concernant l'uage de la force dans leur pays ou
à l'extérieur.
La compréhension des droits de l'homme et leur importance,
ainsi que l'engagement à les promouvoir et à les protéger,
se sont développés. Le vocabulaire de la démocratie,
de la bonne gouvernance et des droits de l'homme a progressé
et est maintenant adopté dans le discours international.
Certains champions des droits de l'homme et des mouvements du droit
humanitaire ont été des personnes exceptionnelles,
comme Raphael Lempkin, qui a contribué à la création
de la Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide, Peter Benenson, fondateur d'Amnesty
International, et Jean Henri Dunant, fondateur du Comité
international de la Croix-Rouge. Leurs exemples démontrent
que la promotion des droits de l'homme passe par la reconnaissance
que chaque être humain mérite la même considération
morale. C'est reconnaître que ceux qui vivent confortablement
dans la sécurité ont un devoir envers ceux qui vivent
dans le danger. Nous sommes les garants de nos frères et
de nos surs du monde entier. Les mandats normatifs des Nations
Unies sur la sécurité, le développement et
les droits de l'homme illustrent cette formidable intuition.
La communauté internationale a également adopté
de nouvelles normes de conduite pour les États en ce qui
concerne la protection et les progrès des droits de l'homme
internationaux. Au cours des années, les principales menaces
à la sécurité internationale ont été
les éruptions de violence au sein des États, notamment
les guerres civiles, alors que la promotion des droits de l'homme
et la gouvernance démocratique, la protection des civils
contre les atrocités et le jugement des auteurs de crimes
de masse au sein des gouvernements ont été renforcés.
En raison de la nature changeante des conflits armés où
les victimes ne sont plus seulement des soldats mais des civils,
qui sont de plus en plus nombreux à mourir de maladies et
de la famine liées aux conflits, la crédibilité
de l'ONU dans les domaines de la paix et de la sécurité
dépend de sa capacité à mener une action claire,
cohérente et fiable dans l'usage de la force armée
afin d'assurer la protection de la population civile.
La nouvelle Commission de consolidation de la paix permettra de
combler des lacunes dans la structure institutionnelle chargée
d'assurer le maintien de la paix et la sécurité internationale.
L'élan engendré par les changements historiques en
matière de contrôle des armes et de désarmement
après la guerre froide n'a pas eu de suite. Le fait de n'avoir
pas saisi le moment pour imposer une réduction stricte et
irréversible des armes légères et de petit
calibre, ainsi que des armes de destruction massive, a eu des conséquences
que nous ressentons une fois de plus dans diverses parties du monde.
En somme, on n'apprécie pas assez la capacité de l'ONU
dans les domaines de l'innovation politique, des idées, de
l'adaptation institutionnelle et de la formation. Cela s'est avéré
au cours des dix dernières années avec les opérations
du maintien de la paix, la sécurité humaine et les
droits de l'homme, les crimes contre l'humanité et la justice
pénale internationale, les sanctions et l'usage de la force,
et ce que Kofi Annan a décrit comme étant d'une grande
importance pour lui, la responsabilité de protéger
les civils innocents pris entre deux feux et victimes d'atrocités.
Certains ont fait valoir que la Charte des Nations Unies a été
écrite à une autre époque dans un monde différent.
Pourtant, pour beaucoup, elle est un document vivant qui demeure
pertinent. C'est le cadre qui favorise la coopération entre
des parties parfois divisées en vue de trouver des solutions.
Nous devons lutter contre les idées préconçues
et le scepticisme. Nous devons nous assurer que les Nations Unies
sont toujours conformes aux normes les plus strictes et répondent
aux attentes les plus élevées.
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