Pour que les Nations Unies trouvent ou retrouvent un sentiment
de légitimité parmi les peuples du monde, il faudrait
qu'en émane cette idée toute simple que la vie d'un
Arabe a la même valeur que celle d'un Israélien, que
celle d'un Africain équivaut à celle d'un Américain
ou que celle d'un Indien égale celle d'un Européen.
Parmi les malheurs des Nations Unies, il y a bien sûr cette
confusion entre ses décisions et capacités propres
d'une part et les faits et gestes de ce qu'on appelle la "
communauté internationale " d'autre part. Aux yeux du
plus grand nombre, peu importent la Charte et les Résolutions
si au bout du compte, c'est la loi du plus fort ou du plus riche
qui prévaut.
Alors, au moment où le monde semble faire face à
des questions de vie ou de mort (écologique, sécuritaire,
religieuse et même économique pour certains), l'enjeu
principal pour les Nations Unies ne se situe peut-être pas
dans la réforme de ses règles et procédures
mais bien plus dans la portée symbolique universelle de sa
raison d'être. Il manque à l'ONU l'ambition de parler
directement au cur et à la raison des habitants de
la planète. Par-delà les gouvernements, leur cynisme
et leurs marchandages, par-delà les entreprises, leur rapacité
et leurs irresponsabilités, par-delà les cultes, leur
intolérance et leur instrumentalisation. Il existe pourtant,
au sein même des textes " sacrés " de l'ONU,
de quoi mobiliser la planète entière. Que l'on songe
seulement à ce passage de la Charte qui dit : " réaffirmer
la croyance aux droits humains fondamentaux, à la dignité
et à la valeur de la personne humaine, aux droits égaux
des hommes et des femmes et des nations grandes et petites. "
C'est en "réinventant" la constitution américaine
pour lui donner une base égalitaire qu'Abraham Lincoln parvint
à mettre un terme à la guerre civile qui ravageait
les États-Unis d'Amérique. Le 19 novembre 1863, par
son discours de Gettysburg, il avait su recréer une vision
pour tout un peuple, y compris les esclaves. En quelques mots et
en choisissant le moment : " Four score and seven years ago
our fathers brought forth, upon this continent, a new nation, conceived
in liberty, and dedicated to the proposition that "all men
are created equal".
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Administration
postale des Nations Unies |
Certes, d'après les exégètes, Lincoln avait
librement forcé le trait. Mais l'inspiration a porté.
Qu'il soit permis de rêver à un Secrétariat
général de l'ONU qui parviendrait à se dégager
de la pression de ses membres actuels - États et gouvernements
- par un discours de cette nature à même de résonner
au plus profond du plus petit homme de la plus petite des nations.
Un rêve en effet. Mais c'est en allant vers lui que l'Organisation
des Nations Unies peut faire vibrer à nouveau et différemment
l'esprit de son universalité.
Peut-on s'approcher sérieusement de ce rêve ? Quelle
est la part d'ombre qui pourrait l'empêcher ? L'ONU peut se
dégager des pressions auxquelles elle est soumise en tirant
parti de l'énorme confusion qui l'entoure et du vide dont elle
est pour l'heure partie prenante. Dans un monde de communication globale,
c'est plus par la revendication assumée d'un système
de valeurs qui lui serait propre que par l'appartenance acharnée
à un système multilatéral déficient qu'elle
parviendra à survivre et à se développer. En
2006, on voit bien que la scène publique internationale est
envahie par le vide. Vide de projet et donc de toute espérance
officielle. Conférences onusiennes, sommets du G8 plus ou moins
élargis, campagnes institutionnelles, ne mobilisent guère
que ceux qui les préparent, à peine ceux qui y assistent,
et vaguement ceux qui essaient de mettre cela en chansons charitables.
Du coup, la géopolitique du marchandage et le fossé
entre gouvernants et gouvernés sont encore plus perceptibles.
On admet donc dans les cercles officiels que la réforme de
la conduite des affaires du monde est inévitable. En effet,
les facteurs de changement sont nombreux. D'abord les facteurs négatifs,
comme l'hyperconflit produit par le terrorisme et la réponse
qui lui est faite, ou la pression américaine persistante
sur le système multilatéral. D'autres, comme la montée
en puissance des économies chinoise, indienne ou brésilienne,
ou encore les nouvelles alliances politiques en Amérique
latine, se profilent. Mais quid de l'émergence des sociétés
civiles, des nouvelles formes de représentation citoyennes
hors les gouvernements ?
Pour l'heure, la société civile organisée (ONG,
forums sociaux, etc.) ne semble pas avoir su occuper l'espace public
de manière convaincante. Certes, encore faudrait-il que la
sphère publique lui soit accessible, c'est-à-dire non
privatisée et non polluée. Mais tout se passe comme
si ladite société civile avait perdu ses ailes en côtoyant
les pouvoirs établis, s'était noyée dans ses
méandres internes et/ou s'était coupée de l'écoute
sincère qui lui donne sa légitimité. Un second
souffle, tant pour l'Organisation des Nations Unies que pour les forces
de la société civile peut venir d'une alliance qui porterait
sur des valeurs et des processus fondamentalement communs.
Alors que la recherche du seul profit et l'identification du citoyen
avant tout à un simple consommateur ont dominé la
phase récente de la mondialisation néo-libérale,
une manière de remettre au centre les questions éthiques
de justice, d'équité, de solidarité et de démocratie,
tourne autour de la notion centrale des droits. Entre les revendications
du mouvement altermondialiste qui s'appuient toujours plus sur le
respect des droits humains et une communauté mondiale qui
voudrait pouvoir faire respecter l'esprit et la lettre d'une légalité
internationale, il existe un point de rencontre. Et si ce point
de rencontre correspondait à une vision du citoyen en tant
que personne à même de saisir ses droits individuels,
il y aurait alors une modernité de ce rapprochement. Bien
sûr, pareille dynamique impliquerait aussi les autres "
acteurs " qui frappent à la porte de ce qu'on appelle
la gouvernance globale : villes et autorités locales engagées
de fait dans la gestion des affaires publiques et souvent plus ouvertes
que les gouvernements nationaux, entreprises conscientes de leur
responsabilité sociale et environnementale, chercheurs. Et
surtout, la construction s'opèrerait du bas vers le haut,
du local vers le global, afin d'échapper à la tentation
précédente d'un modèle unique qui devrait s'imposer
partout.
De la même manière que la décolonisation a suivi
la colonisation, une phase de " démondialisation "
doit maintenant survenir. Non pas pour tomber dans le souverainisme
et le nationalisme, mais pour laisser émerger des réponses
nouvelles et adaptées aux problèmes de la planète.
Et sans imaginer que l'Occident ou le Nord sont forcément
à même de fournir le cadre de la réponse. Mais
un danger guette et pourrait empêcher toute évolution
favorable. Il vient de l'" acteur central " représenté
par l'espace public, c'est-à-dire au-delà de médias
censés informer les citoyens, tout ce qui ressort désormais
de l'échange de contenus ou de la formation de communautés
par le biais des nouvelles technologies de la communication. On
sait comment les grands moyens d'information traditionnels ont été
progressivement concentrés entre quelques mains et ont pu
succomber ou promouvoir des stratégies de propagande ou bien
renoncer à toute notion de service public. Qu'adviendra-t-il
de l'espace public qui surgit maintenant - internet, téléphonie
- s'il n'est contrôlé que par quelques grands opérateurs
commerciaux qui semblent pour l'instant n'avoir aucune exigence
quant à la nature des contenus qu'ils propagent ou génèrent
?
Il est urgent et vital de considérer que l'espace public
est un bien public, comme l'eau, comme la culture, qui ne saurait
être totalement privatisé. Et qu'un certain nombre
de règles devraient s'appliquer à lui. Une contrainte
visible jusqu'à présent a consisté à
censurer ce qui était par trop choquant. Mais ne faudrait-il
pas imaginer des " obligations positives " à l'échelle
du monde pour ces quelques groupes qui contrôleront les réseaux
? Obligations de produire et/ou de diffuser des contenus qui traitent
des enjeux véritables et qui donnent place à la diversité
des identités, des regards et des aspirations. L'ONU, la
société civile, ne devraient-elles pas s'emparer à
bras le corps de cet enjeu-là qui demain affectera tous les
domaines de la vie : éducation, consommation, violence, identité,
relation aux autres ? Pour l'heure, les gouvernements sont trop
proches des grands opérateurs pour leur laisser cette tâche.
Pourtant, quand bien même les canaux de communication du village
global seraient l'objet d'une telle exigence, la nécessité
demeurerait de voir surgir de nouveaux récits du monde. Si
les idéologies collectivistes ou néo-libérales
peuvent difficilement prétendre proposer un peu d'espérance,
comment laisser surgir une forme de cohérence ? Comment favoriser
la résonance de nouveaux discours, de nouvelles pratiques
? Comment éviter que le lien social - local, national ou
global - ne se réduise à une connexion derrière
un écran ou à un total délaissement ? Nous
sommes loin d'avoir la réponse. Mais nous voudrions malgré
tout suggérer de combler le vide au plus vite et pour ce
faire de multiplier les propositions qui amèneraient à
sentir que le monde de demain est ouvert à tous, y compris
aux exclus, aux humiliés, aux laissés pour compte
de tous bords. Et qui donneraient à penser que face à
la menace nucléaire ou climatique, une révolution
douce et colorée pourrait prendre le dessus. Car finalement,
les forces dominantes peuvent s'avérer relativement fragiles
dans les années qui viennent.
Pour notre part, nous formulons depuis quelques mois une proposition
qui symboliserait publiquement une écoute et un prolongement
possible. Nous organisons, en parallèle des Jeux Olympiques
en Chine du 8 au 23 août 2008, un événement
intitulé donc les " Olympiades de l'humanité
". Le but en serait de renouveler les termes du débat
sur les grands enjeux de la mondialisation, l'avenir de la planète
et la place de chacun de ses habitants. Autour d'un point central,
par exemple, un stade d'une ville française comme Lyon, l'événement
serait partagé par plusieurs villes de la planète.
De toute évidence, le parallèle avec les Jeux Olympiques
officiels est destiné à amener les grands médias
existants à ne pouvoir ignorer la tenue de notre propre événement
grâce notamment à la participation depuis Pékin
d'un certain nombre d'athlètes de chaque délégation
nationale. Comme lors du dialogue par satellite que nous avions
réalisé en janvier 2001 entre Davos et Porto Allegre,
entre le Forum économique mondial et la première édition
du Forum Social Mondial.
Mais au-delà de la popularité des Jeux, les Olympiades
de l'humanité sont destinées à devenir elles-mêmes
une construction populaire. La formation d'un comité, celle
des équipes (non nationales) ou des jurys, le choix des disciplines,
de leurs modes de présentation, des médailles et des
récompenses : tout fournirait le prétexte à
sortir des sentiers battus. Cette compétition-là,
transparente et ouverte pendant presque deux ans, permettrait, à
un moment crucial de l'histoire du monde, une créativité
politique et citoyenne. Elle se reflèterait dans l'espace
public mondial par le lancement de plateformes d'échanges
et de partages des points de vue tant sur les thèmes que
sur les méthodes. Encore un rêve ? Pas si sûr.
Pas si dur en tout cas à mettre en uvre. Pour les Nations
Unies, comme pour la société civile dans sa propre
multiplicité, il y aurait l'occasion de travailler ensemble
hors les murs des nations et des gouvernements.
Et la conclusion des Olympiades pourrait créer en 2008 un
nouveau commencement, avec ou sans les Nations Unies. Car nul ne
sait encore si le XXIe siècle verra la disparition de l'Organisation
des Nations Unies, sa transformation en Organisation des peuples
unis ou son engagement dans la promotion de contre-pouvoirs assez
forts pour rééquilibrer les rapports inégaux
de puissance à l'échelle mondiale. Et assez attentifs
pour donner le sentiment à tous qu'une vie en vaut vraiment
une autre.
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