On entend un bruit de casseroles et de poêles; une porte
s'ouvre et se referme en grinçant et, dans un taudis proche,
un enfant crie. " Je vais vous montrer mon quartier ",
dit Thembi, 19 ans, alors qu'elle sort dans Khayelitsha, une township
d'Afrique du Sud. " C'est une belle journée ensoleillée.
Tout le monde est dehors. On commence à faire la lessive,
à étendre le linge. La musique s'échappe de
chaque maison. "
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Avec des sons du quartier, elle pourrait prendre un visiteur par
la main et lui faire partager les détails de sa vie. Mais,
en fait, elle est à des milliers de kilomètres. Participant
au Journal virtuel de la voix des jeunes, un programme de radio
à New York, elle enregistre, lors de sa tournée quotidienne,
un amalgame unique de joie de vivre juvénile et de silences
solennels. Sa gaieté débordante - un sourire si large
qu'on pourrait presque l'entendre - rayonne dans les situations
les plus difficiles. Elle fait partie des 20 % de résidents
de Khayelitsha contaminés par le sida. Et, selon Médecins
sans frontières, les 500 000 résidents de la township
connaissent également un taux de chômage élevé
ainsi que de mauvaises conditions de vie.
" Nous sommes nombreux à être contaminés
à Khayelitsha ", dit Thembi à son public. "
Mais les gens ne disent rien par peur de la discrimination. Les
gens parlent. Des noms sont mentionnés et les rumeurs courent.
Et, parfois, on brûle leur maison pour qu'ils partent. "
Malgré cette stigmatisation oppressante, Thembi est déterminée
à se faire entendre alors qu'elle affronte sa maladie. Durant
son émission de 22 minutes, elle emmène les auditeurs
dans le cabinet de son médecin, s'arrête chez sa mère
et discute avec son compagnon, Melikhaya. " Elle a en elle
une poésie tranquille ", dit le producteur de Journal
virtuel, Joe Richman, qui a rencontré Thembi alors qu'il
travaillait sur un autre projet en Afrique du Sud. " Quand
elle parle, vous êtes attiré par elle. Elle capte votre
attention. "
Vingt-cinq ans après que le premier cas de sida a été
diagnostiqué, les activistes font face au défi de
toucher un public déjà saturé par des statistiques
alarmantes. Pendant longtemps, l'épidémie, comme le
souligne M. Richman, a été une crise silencieuse,
notamment dans les pays en développement. Par exemple, la
majorité de la région subsaharienne n'a pas l'infrastructure
d'éducation et de communication nécessaire pour combattre
l'infection et éliminer la stigmatisation. Une nouvelle vague
d'activisme de style narratif a commencé à apparaître
dans certaines des communautés les plus pauvres, les plus
démunies et les plus éloignées
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Conjuguant art et activisme médiatique, les programmes de
radio pour jeunes et le théâtre occupent progressivement
un rôle dominant dans les programmes de développement
créés par les organisations non gouvernementales et
les grandes organisations internationales. L'activisme contre le
sida reflète un mélange progressif alliant expression
créatrice, éducation et soutien social - des réseaux
conçus pour aider les communautés à faire face
à la maladie de manière plus efficace et plus durable.
Comme Thembi, les jeunes qui décident de raconter leur histoire
ont souvent des points de vue poignants. Leur journal et leurs performances
expriment souvent la colère, la détermination passionnée,
tout en pouvant être drôles. Ils captent l'attention
de l'auditeur qui pense tout connaître sur le sida. De plus,
les experts découvrent que cette interaction ne bénéficie
pas seulement aux auditeurs. Les témoignages peuvent être
un moyen puissant de guérison à la fois pour ceux
qui font part de leur expérience et pour les communautés
qui les entourent.
Avec l'adoption des Objectifs du Millénaire pour le développement
(OMD), les pays en développement sont au premier rang des
débats. Trouver les moyens de surmonter les obstacles au
développement, tels que la pauvreté, l'ignorance et
le sida, représente une priorité. Tandis que des histoires
comme celles de Thembi sont diffusées, photographiées
et jouées depuis des décennies dans de nombreuses
villes du monde, qu'il s'agisse du fameux documentaire radio de
1993 " Ghetto Life 101 ", reflétant les réalités
de la vie urbaine à Chicago, ou des performances théâtrales,
mettant en scène des événements comme les émeutes
raciales à Los Angeles en 1992, ce n'est que récemment
que ces projets interactifs en tant qu'outil social ont été
adoptés dans certaines régions, comme l'ex-Union soviétique,
le Moyen-Orient et l'Afrique du Sud. En apportant des méthodes
artistiques uniques à ces régions, les activistes
font face à des défis. La stigmatisation est forte.
Les personnes contaminées par le VIH courent de grands risques
en divulguant leur état, sans parler lorsqu'elles se produisent
en public. L'adaptation n'a pas été facile, mais les
spécialistes viennent dûment préparés,
avec une longue expérience de l'art interactif social. Ils
ont appris ce qui marche et ce qui ne marche pas. L'art engagé
d'aujourd'hui reflète les succès et les échecs
des années passées.
Les projets de théâtre réaliste où des
personnes s'adressent directement au public ou racontent des événements
de leur vie, sont largement basés sur les travaux du behavioriste
Albert Bandura et sur le " Théâtre des opprimés
" d'Augusto Boal. Albert Bandura a suggéré que
le comportement humain était influencé par l'observation
du comportement d'autrui et l'empathie - une théorie qui
a aidé de nombreux activistes contre le sida à toucher
les jeunes. Augusto Boal, dont le " théâtre législatif
" a donné lieu à 17 nouvelles lois au Brésil,
a écrit dans la tradition marxiste que le pouvoir créateur,
interactif de l'art devrait être restitué aux membres
de la communauté. En fait, l'art communautaire a été
pendant longtemps une question controversée dans l'activisme
social. Dans la culture occidentale, l'art est perçu comme
un moyen de s'éloigner de la réalité, de transcender
les vicissitudes de la vie quotidienne. " On a l'habitude d'avoir
des histoires filtrées, modifiées d'une certaine façon
", affirme M. Richman, expliquant pourquoi écouter un
jeune raconter sa vie est souvent si émouvant. L'activisme
artistique est un retour à la création artistique
qui communique un message à un public. L'art est fondé
sur un contexte particulier et est accessible à ceux qui
en ont besoin. De nombreux universitaires pensent que ce changement
est la clé pour assurer à l'art une fonction dans
la société, au lieu d'être admiré de
loin.
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" L'art a de nombreux rôles à jouer ", affirme
Helene Vosters, codirectrice du Département d'activisme et
de changement social au New College en Californie, qui estime que
l'art peut être informatif et basé sur la réalité,
tout en étant chargé d'émotions et transcendant
la réalité. Elle s'est intéressée au
rôle bénéfique du théâtre et des
récits interactifs par le bais de la danse, moyen d'expression
pouvant être utilisé dans de nombreuses situations,
de la guérison à la négociation des conflits.
Mais comme de nombreux autres universitaires, elle est prompte à
critiquer l'activisme artistique innovant s'il ne bénéficie
pas d'un soutien social durable. " Il est important de reconnaître
qu'il existe une interaction entre les artistes, les activistes
et les universitaires ", affirme-t-elle, ajoutant que, dans
son travail, le partenariat avec les éducateurs locaux et
les organisations communautaires est crucial. Souvent, les expositions
ne laissent pas une impression durable dans la communauté,
mais si elles sont suivies de manifestations et de débats,
elles ont un plus grand impact. " Il est important de reconnaître
les rôles que les différents éléments
jouent. "
Un appui solide des éducateurs locaux et des organisations
est particulièrement essentiel dans l'activisme contre le
sida dans les pays en développement, où la stigmatisation
est une force opprimante, souvent dangereuse. Mme Vosters estime
que l'activisme artistique peut jouer un rôle particulièrement
important dans les régions dominées par des leaders
conservateurs et sujettes à de nombreux tabous concernant
le sexe et le sida. Exploiter les aspects personnels de l'épidémie
est l'un des points forts de l'art. Dans les régions où
le sida n'est pas abordé au grand jour, il peut être
très important de donner un visage humain à l'épidémie.
Mais il faut d'abord donner aux personnes contaminées par
le virus un endroit sûr où elles puissent affronter
la maladie, estime-t-elle. " L'art leur permet de sortir du
silence et de la marginalisation. Il engendre la joie et il donne
du sens. Elles ne sont pas réduites à leur maladie.
"
Blue Chevigny, productrice du programme de radio Journal virtuel
de la voix des jeunes du Fonds des Nations Unies pour l'enfance
(UNICEF), est d'avis que la programmation interactive peut renforcer
l'estime des personnes impliquées et que les communautés
où vivent les artistes locaux peuvent également bénéficier
de leurs expériences. " Elles apprennent que leur voix
comptent ", indique-t-elle, notant que les membres de la communauté
ont plus de chances d'entendre parler de questions pratiques, comme
les méthodes de prévention contre le sida, par un
voisin que par une personne étrangère vêtue
d'une blouse blanche. Selon M. Richman, la radio est un outil particulièrement
adapté pour cette mission car elle ne coûte pas cher
et est accessible par un grand nombre, même dans les régions
les plus éloignées. En fait, les stations de radio
locale dans les pays en développement ont commencé
à créer des partenariats avec des groupes comme Health
Unlimited et la BBC, proposant des feuilletons ayant pour thème
le sida, traduits en douze langues. Abordant des thèmes locaux
et mettant en scène des personnages auxquels les communautés
peuvent s'identifier, ces feuilletons visent à toucher les
pauvres ruraux qui ne peuvent pas toujours recevoir les informations
à partir d'autres sources.
L'UNICEF a lancé une douzaine de programmes de journal virtuel
avec des jeunes du monde entier : deux - en Namibie et à
la Jamaïque - avec pour thème " vivre avec le sida
". Ces journaux sont vraiment uniques, confie Mme Chevigny.
" Les enfants sont spontanés. Ils parlent facilement.
" L'objectif de la radio de l'UNICEF est de repérer
les jeunes qui s'intéressent à l'art de raconter des
histoires et de travailler avec eux afin de diffuser leur message
sur des questions diverses. Tandis qu'elle admet que le projet en
est encore à ses balbutiements, elle aimerait qu'il touche
davantage ceux qui ne font pas partie du " cercle habituel
" des jeunes urbains éduqués : les pauvres, les
jeunes et les enfants ruraux.
En partenariat avec Journal virtuel, l'UNICEF a contribué
à faire venir Thembi aux États-Unis en 2006. Pendant
sa tournée dans cinq villes, elle a raconté son histoire
à l'UNICEF, à la Radio publique nationale, sur CNN
et dans plusieurs collèges et lycées. Des tables rondes,
des séminaires et des débats ont suivi et se poursuivront
alors qu'elle fera sa tournée en Afrique du Sud, son pays
natal, en février et en mars 2007. Le Journal virtuel se
prépare à distribuer aux élèves qu'elle
rencontre des CD de sensibilisation sur le sida et d'autres ressources.
Ces CD comprendront un jeu d'outil documentaire conçu pour
aider les jeunes à commencer leur propre journal. Le soutien
venu du monde entier a enrichi les qualités humaines du programme.
C'est quelque chose que tout le monde peut comprendre - et, à
cet égard, les aspects personnels et universels de l'histoire
de Thembi sont essentiels.
Une autre organisation de l'ONU s'est engagée dans l'activisme
contre le sida : le Fonds des Nations Unies pour la population (FNUAP),
qui a lancé le Réseau électronique d'information
pour l'éducation des jeunes par leurs pairs (Y-PEER). Implantée
au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et de l'Est, en Asie centrale
et en Europe de l'Est, où la maladie se propage à
une vitesse alarmante, cette initiative en faveur des jeunes non
seulement forme les jeunes à écrire leur journal et
à interpréter leurs histoires dans des productions
théâtrales mais encourage aussi l'interaction entre
les jeunes et l'association à long terme avec le programme.
Pour Aleksandar Sasha Bodiroza, spécialiste technique du
VIH/sida, de la santé sexuelle des adolescents et de la santé
reproductive à la Division du FNUAP pour les États
arabes, l'Europe et l'Asie centrale, Y-PEER est un programme souple
qui recherche les mesures les plus efficaces dans chaque communauté,
qu'il s'agisse de la coopération des médias locaux,
de discussions ou d'événements de suivi ou de partenariat
avec les groupes d'éducation locaux, afin de lutter contre
le sida au cas par cas. Si l'activisme contre le sida doit être
percutant, il faut aussi respecter les réalités de
chaque région. Pour que l'initiative réussisse, il
est essentiel de travailler avec la communauté.
" Nous parlons d'un problème complexe à plusieurs
facettes ", affirme M. Bodiroza. L'objectif le plus innovant
de Y-PEER est de traiter en même temps tous les aspects de
la crise du sida. Les aspects sociaux, environnementaux, éducatifs
et psychologiques sont visés, avec " un renforcement
constant du message ", toujours à travers la voix des
jeunes. Y-PEER est centré sur les jeunes, en tant que représentants
de la nouvelle génération de leaders locaux et de
parents, estimant que leurs points de vue et leurs voix s'imposeront
dans les années à venir. Ce programme vise également
à créer une nouvelle génération d'activistes
contre le sida, qui seront présents dans leurs régions
et dans les organisations internationales mondiales. " Nous
mettons en pratique ce que nous prêchons ", commente-t-il.
Ces dernières années, l'activisme contre le sida a
considérablement changé dans de nombreux pays d'Europe
de l'Est et de l'ex-Union soviétique où il travaille,
poursuit-il. Y-PEER a commencé à s'associer à
des entreprises connues comme MTV. En fait, " EXIT Festival
", une manifestation récente où s'est produite
la star de pop Billy Idol a attiré plus de 300 000 spectateurs
en Serbie. Quelque 80 % des jeunes participant au réseau
Y-PEER dans la région ont dit y avoir été amené
par MTV. L'activisme artistique en Europe de l'Est montre combien
le contexte local est important pour toucher les populations.
Un activisme souple, localisé, s'appuyant sur une infrastructure
bien implantée, peut changer la réalité du
sida dans les pays en développement. Il peut contribuer à
changer les idées que se font les gens sur le sida et les
aider à se protéger. Associé à l'art
interactif, créatif, il peut aider à redonner confiance
aux gens quand la vie semble sans issue. Après tout, à
la fois l'art et l'activisme sont conçus pour créer
l'espoir là où il fait défaut. " L'imagination
est plus grand cadeau de l'art ", affirme Mme Voster. "
Comment pouvons-nous imaginer le monde si nous ne pouvons pas l'imaginer
au-delà du présent ? "
(Pour en savoir plus, veuillez visiter le site www.radiodiaries.org/;
www.unicef.org/voy/takeaction/
et www.youthpeer.org/)
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