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Le 11 septembre
2006, Kaveh L. Afrasiabi, fondateur et directeur
de Global Interfaith Peace, a interviewé Mohammad Khatami
(à gauche), ancien président de la République
islamique d'Iran et personnalité éminente de l'Alliance
des civilisations. |
Kaveh Afrasiabi : Cinq ans après, comment évaluez-vous
le suivi de l'Année des Nations Unies pour le dialogue entre
les civilisations 2001, qui a été lancée suite
à votre proposition ?
Mohammad Khatami : Le Dialogue entre les civilisations n'a
pas été conçu comme un projet politique visant
à obtenir des résultats immédiats. L'idée
était plutôt de façonner un nouveau paradigme
pour répondre à la violence, aux conflits et à
l'incompréhension entre les cultures. Après son adoption,
les Nations Unies ont renouvelé l'ordre du jour du Dialogue
pour cinq ans, et il figurera vraisemblablement à l'ordre
du jour de l'ONU pendant les années à venir. Malheureusement,
l'Année 2001 pour le dialogue a coïncidé avec
la tragédie du 11 septembre, qui a entraîné
un renforcement de la protection de l'environnement mondial et déclenché
la lutte contre le terrorisme, ainsi que les campagnes militaires
en Irak et en Afghanistan - en somme, l'exact opposé du but
recherché par le Dialogue entre les civilisations. Pourtant,
ces événements ont en même temps renforcé
la nécessité et l'importance du dialogue entre les
civilisations comme antidote. Ce programme a donc reçu une
attention importante, en particulier de la part des intellectuels,
des artistes et des hommes politiques du monde entier, si l'on en
juge par les dizaines de centres de recherche, les nombreux ouvrages
et programmes universitaires qui traitent de cette question.
Je suis personnellement convaincu que l'être humain recherche
la paix et l'harmonie et est animé du désir d'éviter
la violence et les conflits, pour alimenter le dialogue entre les
civilisations, pour introduire les gens à d'autres cultures
et découvrir leurs points communs, comme une condition préalable
à la paix mondiale. J'ai espoir qu'avec la création
à Genève d'un centre international sur le dialogue
entre les civilisations, nous pourrons encore mieux poursuivre ce
noble objectif avec la participation des penseurs du monde entier.
KA : Quel est l'objectif de l'" Alliance des civilisations
" ?
MK : L'idée a été d'abord proposée
par les Premiers ministres espagnols et turcs et a été
approuvée par le Secrétaire général
Kofi Annan, qui a choisi un groupe de 18 personnalités pour
créer un plan d'action. Jusqu'ici, quatre réunions
ont eu lieu - en Espagne, au Qatar, au Sénégal et
récemment à New York - et un rapport sera remis à
l'issue de la prochaine réunion en Turquie, en novembre 2006.
Nous déciderons alors comment poursuivre cette initiative
au sein du système de l'ONU. Les discussions ont été
très fructueuses, couvrant une variété de sujets,
y compris comment promouvoir une culture de la paix entre les différentes
civilisations , comment lutter contre le terrorisme, comment mettre
fin à l'injustice et à la discrimination dans le monde
et mettre en place un plan d'action qui répond à ces
questions par une éducation appropriée. Un dialogue
actif est nécessaire pour aborder des questions telles que
le lien entre pauvreté, inégalité et violence.
J'ai proposé la création d'un fonds pour poursuivre
les objectifs de l'Alliance entre les civilisations, qui ne se cantonnera
pas au dialogue intergouvernemental, mais sera plutôt un programme
consacré à la paix mondiale, avec la participation
des gouvernements, mais indépendant.
KA : En tant que penseur musulman, quels sont à votre
avis les plus grands défis dans les relations entre le monde
musulman et le monde occidental ?
MK : L'obstacle le plus important est la suspicion et l'incompréhension
mutuelles, qui remontent aux croisades et à l'héritage
du colonialisme occidental. Mais l'origine de ces deux phénomènes
est liée à des facteurs socio-économiques et
politiques spécifiques et ils ne devraient pas être
considérés comme un conflit entre l'islam et le christianisme.
Heureusement les élites musulmanes et occidentales sont de
plus en plus nombreuses à reconnaître la nécessité
d'éliminer les incompréhensions en modifiant et en
reconstruisant les perceptions que l'Occident a du monde islamique
et en changeant également les opinions subjectives envers
l'islam. Compte tenu du progrès technologique du monde occidental
et de la richesse spirituelle de l'islam, les deux côtés
peuvent se compléter et uvrer vers un avenir commun
fondé sur l'harmonie.
KA : Vous avez évoqué la nécessité
d'une " éthique de la tolérance à l'âge
de la violence ". Pouvez-vous approfondir cette idée
?
MK : L'un de mes objectifs est d'attribuer un nouveau sens
à la notion d'intolérance, de la disséquer
et de mieux comprendre ses mécanismes, comme condition préalable
à notre éthique de la tolérance. Si nous assistons
à une fracture entre et parmi les civilisations, si la science
et la technologie ne nous ont pas conduits au paradis et si nous
connaissons une période caractérisée par un
obscurcissement de la raison, si nous vivons dans un monde à
moitié anarchique, si les promesses du nouvel ordre mondial
ont sombré dans la tragédie des politiques mondiales
modernes, c'est en partie parce que nous n'avons pas suffisamment
compris comment l'intolérance engendre le chaos, l'exclusivité
au lieu de l'inclusivité, l'ignorance au lieu d'une pensée
éclairée, l'homogénéité au lieu
de la diversité.
Les idées et les idéologies absolues, qui divisent
le monde en termes de " nous " et " eux " et
professent la vérité absolue, engendrent également
l'intolérance et la violence. L'argument selon lequel vous
êtes avec nous ou contre nous en est un exemple. Un autre
exemple est la lutte pour le pouvoir qui est souvent poursuivie
comme un jeu à somme nulle, ceux qui sont privés du
pouvoir cherchant à l'acquérir par le terrorisme et
la violence contre ceux qui le détiennent. J'ai toujours
dit que l'insécurité entraîne la violence et,
que si nous voulons un monde pacifique, nous devons mieux nous comprendre
et mieux comprendre les sources de l'insécurité pour
chacun. Nous sommes tous confrontés à des limites.
Nous devons les reconnaître et personne ne devrait prétendre
détenir la vérité absolue, ou finale. Une fois
que l'on comprend la nécessité de reconnaître
notre complémentarité et de renforcer nos points communs,
nous pouvons alors nous engager vers une voie nouvelle fondée
sur le respect mutuel, la paix et la non-violence. En même
temps, une telle éthique de la tolérance est incompatible
avec la mentalité totalitaire et ne peut accepter ceux qui
utilisent la religion et le message d'amour et de paix affirmé
par les religions et les cultures du monde entier dans le but de
afin de légitimer leurs actes de violence. C'est une logique
effrayante qui fait fi de la logique de tous les prophètes
de Dieu, dont les messages ont été les instruments
spirituels promouvant l'humilité, l'entente et la paix.
KA : La violence semble être de plus en plus fréquente
dans le monde actuel, en particulier depuis le 11 septembre. Êtes-vous
toujours optimiste sur l'avenir du dialogue entre les civilisations
?
MK : L'humanité n'a pas d'autre choix que de travailler
collectivement pour faire face aux problèmes communs qui
risquent autrement de détruire l'espèce humaine et
notre planète. Si je suis optimiste sur l'avenir de l'humanité
et pense que loin de nous engager vers un choc des civilisations
nous nous engageons au contraire de plus en plus vers le dialogue
entre les civilisations, c'est parce que je crois fermement en la
bonté de la nature humaine, qui s'est manifestée dans
un héritage vieux de milliers d'années. Je n'ai aucun
doute sur l'évolution de notre espèce et la profondeur
de notre progrès intellectuel, qui pointent vers la paix
et l'harmonie.
L'ALLIANCE DES CIVILISATIONS
En juillet 2005, le Secrétaire général
a lancé l'" Alliance des civilisations ",
une initiative visant à renforcer les efforts de la
communauté internationale afin de combattre les préjugés,
les divisions, les incompréhensions qui font peser
des menaces sur la paix mondiale. Elle examine les menaces
émanant de perceptions hostiles, sources de violence,
et coordonne les différents efforts en vue de remédier
à de telles divisions.
Les événements de ces dernières années
ont accentué l'impression d'un fossé grandissant
et d'un manque mutuel de compréhension entre les sociétés
islamiques et occidentales - un environnement qui a été
exploité et exacerbé par des extrémistes.
L'Alliance des civilisations s'entend comme une coalition
contre ces forces, comme un mouvement pour promouvoir le respect
mutuel entre les differentes croyances et traditions religieuses
et comme une réaffirmation de l'interdépendance
croissante de l'humanité dans tous les domaines.
Un groupe de haut niveau composé de 20 personnalités
éminentes diverses issues de toutes les cultures, religions
et civilisations s'est réuni pour guider cette initiative.
Le 13 novembre 2006, à Istanbul, en Turquie, le groupe
a présenté au Secrétaire général
son rapport final contenant un plan d'action. La mise en uvre
de ce plan sera déterminée par un organisme
de taille plus réduite qui sera créé
une fois que le rapport aura été lancé.
L'Alliance des civilisations a été coparrainée
par le Premier Ministre espagnol José Luis Rodriguez
Zapatero et le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan,
dont les gouvernements ont promis des contributions importantes
afin de créer un Fonds pour financer cette initiative.
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