Le Chemin parcouru depuis Seattle
La mondialisation est une question brûlante qui a mis le feu aux poudres et dérouté l'Organisation mondiale du travail (OMC). Si les manifestations organisées à Seattle n'ont pas fait échouer les négociations commerciales, elles ne les ont pas pour autant aidées. Et la révolte sans précédent des pays en développement, indignés d'être tenus à l'écart des négociations et de ne pas être consultés sur un système commercial mondial qu'ils considèrent comme injuste, n'ont rien fait pour arranger les choses. Il est clair que l'échec des pourparlers est principalement dû au fait que les partenaires commerciaux n'ont pas pu trouver un terrain d'entente sur leurs priorités.
Les choses changent. Les entreprises et les individus ont un pouvoir beaucoup plus important qu'auparavant. Au cours de 10 dernières années, les forces du marché mondial ont été libérées par la réforme des systèmes de réglementation, la privatisation des avoirs, la libéralisation des échanges et les investissements commerciaux et étrangers. Les sociétés transnationales -- une force motrice de la mondialisation -- exercent un pouvoir encore jamais vu. Elles produisent maintenant un quart de la production totale du monde, qui est 5 % supérieure à la production de l'ensemble des pays en développement et nouent de plus en plus d'alliances stratégiques afin d'affermir leur pouvoir. Leur investissement direct dans les pays en développement est maintenant la seule source importante de financement provenant de l'extérieur du pays, surpassant l'aide officielle et le montant net des prêts accordés par les banques internationales.
Les pays en développement se sentent également concernés par la mondialisation et l'OMC. Leurs délégués sont en effet venus à Seattle avec des propositions concrètes. Pendant que les Etats-Unis et l'Europe poursuivaient un vaste cycle de discussions sur de nouvelles questions telles que l'investissement, le commerce électronique, les politiques de la concurrence, les normes du travail et de l'environnement, de nombreux pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine cherchaient à lancer un "cycle sur le développement" pour examiner la mise en œuvre de certains accords du Cycle de l'Uruguay qui ont été conclus entre 1986 et 1994. Après les Cycles de Tokyo et de l'Uruguay que se sont deroulés sur deux decennies, la vaste majorité des pays en développement se retrouvent avec un déficit commercial de 3 % supérieur à celui des années 70 et une baisse de la croissance économique de 2 %. Même les grandes institutions financières semblent être convaincues que le système commercial multilatéral est déséquilibré et qu'une action devrait être entreprise pour permettre aux pays pauvres de partager les bénéfices de la mondialisation. A Seattle, les directeurs de l'OMC, du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale et des Nations Unies se sont joints aux pays en développement pour demander un cycle de discussions sur le développement. Le FMI, la Banque mondiale et l'OMC ont fait une déclaration commune stipulant que "le commerce et la réforme de la politique commerciale doivent être des outils plus efficaces pour réduire la pauvreté." Ils se sont engagés à accroître leur soutien pour que les pays utilisent les possibilités offertes par l'économie mondiale comme éléments clés de leur stratégie visant à la réduction de la pauvreté et au développement. Réduire la pauvreté est devenu une priorité pour les Nations Unies et les Institutions de Bretton Woods, et cela se reflète dans leurs réformes internes. Et à juste titre. La moitié des habitants de la terre vivent avec moins de 2 dollars par jour. Le fossé entre les 20 % les plus riches de l'humanité et les 20 % les plus pauvres a doublé entre 1940 et 1990. De plus, il est clair que, depuis plusieurs années, le libre-échange et les forces du marché mondial ne réduisent pas le fossé entre les riches et les pauvres. Au contraire, pendant les années 90 alors que la mondialisation s'accélérait, "l'écart entre les revenus des pays développés et ceux des pays en développement s'est accentué, et la marginalisation est devenue un problème réel", a récemment déclaré le Groupe des 77 pays en développement après avoir évalué la situation.
Autre sujet d'inquiétude : les procédures de l'OMC. De nombreux délégués commerciaux se sentent considérés comme des membres de deuxième catégorie, surtout après avoir été exclus des négociations importantes de Seattle. Ils émettent aussi des réserves quant au processus d'adhésion. Pour un grand nombre de ces pays, le défi consiste à s'adapter à l'ouverture de l'économie suite à leur admission et à supporter le fardeau administratif engendré par le changement d'un si grand nombre de politiques dans une période de temps si courte. Certains pays ne peuvent pas le faire sans une aide extérieure. Dans sa déclaration lors du sommet de l'OMC, le secrétaire général Kofi Annan a fait remarquer qu'il appartenait à l'OMC et à ses membres de s'assurer que les pays en développement bénéficient du libre-échange. Il a demandé un plus grand accès des marchés aux exportations des pays en développement dans lesquels ils ont un avantage concurrentiel, tels que les textiles, les chaussures et l'agriculture. Il a aussi souligné que les fermiers du tiers-monde ne pouvaient pas rivaliser avec les intérêts agricoles des pays industrialisés qui reçoivent actuellement des subventions d'environ 250 milliards de dollars. La réduction des mesures de protectionnisme commercial, a-t-il ajouté, pourrait augmenter les exportations des pays en développement de "millions de dollars par an, beaucoup plus que l'aide qu'ils reçoivent actuellement", et cela coûterait peu aux pays riches. "Pour des millions de pauvres, cela pourrait faire la différence entre la misère actuelle et une vie décente." M. Annan a aussi fait remarquer que les tarifs imposés par les pays riches sur les importations des pays en développement sont actuellement quatre fois supérieurs à ceux imposés sur les produits d'autres pays industrialisés. Il a donc conclu qu'il n'était pas surprenant que de nombreux pays en développement "estiment avoir été menés en bateau", ajoutant qu'il n'était pas non plus étonnant qu'ils jugent les arguments invoqués pour utiliser la politique commerciale dans le but de promouvoir diverses causes comme "une autre forme de protectionnisme déguisé".
"Je pense que si l'on tente d'inclure toutes ces choses aux négociations commerciales, cela sera extrêmement difficile voire même impossible", a déclaré M. Annan en décembre aux journalistes après le sommet de Seattle. Par contre, "les sociétés implantées dans le monde n'ont pas à attendre que le gouvernement local applique les normes auxquelles leur propre gouvernement a donné son aval. On n'a pas besoin d'une loi nationale pour payer le personnel ni d'une autre pour garantir le respect des droits des employés. Cela devrait se produire tout naturellement."
En janvier 1999, un an après le sommet de Seattle, M. Annan a déclaré aux acteurs du monde des affaires lors du Forum économique mondial à Davos (Suisse) : "Nous devons choisir entre un marché mondial axé sur le profit à court terme et un autre à visage plus humain. Entre un monde qui condamne un quart de la race humaine à mourir de faim et à vivre dans la misère et un autre qui offre à chacun au moins une chance de prospérité, dans un environnement sain."
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